Se passant la main sur son menton encore humide, il s’étonna que le rasage ait été si peu efficace, regret quotidien qu’il murmurait du bout des lèvres en se rapprochant du miroir. Tout à trac une autre pensée l’envahit.
C’était elle, c’était pas moi, j’aurais volontiers fait encore un bout de chemin avec elle, Nadine ; avec notre vrai coup de foudre à la clef, c’était bien parti ! Ben oui, au début on y croit, c’est le bon, le mariage qui va sceller une nouvelle période d’amours désencombrées, uniformes… le scénario à été identique pour les huit fois: monsieur le maire, bonjour-bonjour, je vous souhaite un bonheur éternel, les copines de la mariée qui s’esclaffent, la robe et pour moi le costume neufs (quand même on ne se marie pas tous les jours!). A chaque fois un souvenir émouvant, baiser sincère sur les marches, avec de moins en moins de monde au fil des huit cérémonies : on oublie d’en faire une fête ? Ah, au bout de la troisième ce n’est plus une nouvelle pour les autres, évidemment ! C’est quoi aussi cette idée de se marier, de vouloir absolument se marier ? C’est ça qui est idiot. Je suis toujours tombé sur des femmes qui y tenaient; moi pas tant que ça au fond. Oui, il y a des femmes qui ne le veulent pas, j’aurais bien aimé en rencontrer ; enfin il faut croire que je suis le type qu’on épouse. Quand je leur demandais pourquoi se marier, leurs explications se ressemblaient. Au fil des épousailles, je m’en suis fait une idée plutôt positive, même si je n’étais pas emballé, du moins au début: l’air est plus pur dans ces instants-là, c’est un coup de bleu venu du ciel, les yeux étincellent autrement, une affaire de soleil sur le visage où renaît (ma main dans la tienne) une franchise officielle, aucune ruse, oui je le veux, oui nous affronterons le temps. Les copains ont adoré les premiers mariages ; après, moins. Je revois comme ils se moquent de moi dans leur cuite vénéneuse – pourquoi les avoir invités aussi ? – la peur, ils ont peur, ils le disent autrement bien sûr. Tiens, pour le dernier avec Nadine, mon témoin :
- Connerie ! Huit, tu te rends compte ?
- Oui, huit !
- Cette fois c’est la bonne ? demande-t-il dans la buée des alcools qui lui ramonent l’intelligence.
- Cette fois c’est la bonne ! Et je passe la main sur ma barbe rasée de frais.
Il s’aperçut qu’il rêvait en fixant son visage au miroir. Nadine s’est écœurée du temps passé ensemble ; il pensa qu’il les fatiguait, qu’elles se fatiguaient de lui; leurs explications n’étaient jamais violentes, à peine un peu d’irritation chez certaines, et encore, il n’en avait pas un souvenir net. Elles parlaient d’un tissu qui s’effiloche, l’accusant sans acrimonie d’avoir l’art de dévider les évidences, de serrer les doigts trop rapidement, de faire précipitamment prendre l’eau à la barque, trop candide, trop exigeant, encombrant, trop, too much, trop, c’est ça. Pas de vie un peu vide, toujours la voix passionnée, « Tu comprends on ne peut pas vivre comme ça, tu brûles, ta voix brûle ! », quel gâchis ! « Quel gâchis ? Qu’est-ce qu’elle a ma voix ? ».
Il se jura (pour la prochaine) de ne pas l’épouser ; c’était le moins. Il sourit. Tout en boutonnant sa chemise, il se dit que c’était entre toile cirée et tapisserie qu’on faisait tenir un couple. Pas par les mots, surtout pas la voix. Il haussa les épaules aussi bien pour enfiler sa veste que pour se résigner à son état de célibataire tout neuf, murmura : « Et puis, qu’est-ce qu’elles me trouvent pour m’épouser comme ça ? » Il n’était pas sûr que la question fût si flatteuse. Il prit une résolution : demain, promenade pour réfléchir ! Il partit au tribunal après avoir jeté un œil sur les dossiers tassés dans son cartable.
Tout le jour il fut très éloquent.