Mais mieux vaut ne pas la voir de trop près, se contenter d'en voir les traces, les vestiges, non point les blessures, les moignons, les gueules cassées, les maisons éventrées, mais seulement ces empreintes à peine visibles dans le paysage, qu'on ne distingue pas au premier abord dans ces paysages alpins, le vert de l'herbe, la blancheur du calcaire. On peut passer devant sans s'arrêter, joli paysage, à moins qu'un détail ne vous accroche, une incongruité, une rupture. Une ligne trop droite, un carré trop bien tracé pour que ce trou noir dans la rondeur des rochers, dans la courbe des collines soit de l'ordre du naturel : c'est un abri souterrain. Des pierres trop bien rangées, trop soigneusement empilées au milieu d'une caillasse informe pour que ce soit le hasard géologique qui y ait présidé : c'est un nid de mitrailleuse. Un zigzag trop régulier au flanc d'une colline pour n'être dû qu'à l'érosion : c'est une tranchée. Ces signes quasi disparus, érodés par le temps qui a passé, digérés par l'indifférence éternelle de la nature immuable, dans ces paysages déserts du bout du monde, du désert des Tartares, ce sont des marques d'une guerre incarnée (comme un ongle) dans le paysage, la première guerre mondiale, sans doute aux confins italo-autrichiens, photographiées par Paola de Pietri dans sa série To Face et présentées dans l'exposition Topographies de la Guerre au BAL jusqu'au 18 décembre (en haut Monte Fior, ci-dessus Pal Piccolo).
On sait l'obsession de Jean-Yves Jouannais pour la guerre, dont le versant conférencier peut lasser, mais qui ici a rassemblé une dizaine d'artistes très pertinents autour de ce thème. Quand, sur le même registre que Paola de Pietri, la Sud-Africaine Jo Ractliffe photographie en noir et blanc des traces d'une guerre plus récente en Angola, celles-ci sont plus visibles, plus documentaires, mais basculent alors du côté du photojournalisme, perdant le pouvoir d'évocation des grands tableaux en couleur de l'artiste italienne.
J'avais déjà vu à Venise la vidéo Shadow Sites II de l'Irakienne Jananne Al-Ani, vues aériennes de paysages désertiques s’enchaînant les unes aux autres, effets de zoom incessants, descente vers le sol comme une bombe, puis rupture vers une nouvelle image. Là aussi, dans l'informe du désert, apparaissent des lignes, une géométrie trop raide, trop sèche qui détonne dans son environnement (en attendant que ça détone). Sont-ce des vues de satellite ou de drone, des images d’archéologie ou de bombardement, des relevés scientifiques, agraires, ou des compositions quasi abstraites comme un élevage de poussière ? Est-ce là un bâtiment détruit hier par l’armée ou un vestige mésopotamien ou cananéen, est-ce une cible ou un trésor ? L’homme est absent.
Les autres pièces présentées ici sont plus explicites, plus directes, moins 'géographiques' (qui a dit "la géographie, c'est la guerre par d'autres moyens" ?). Walid Raad documente d'autres traces, les impacts de balles sur les murs des immeubles de Beyrouth, et identifie la provenance des munitions, ses codes colorés créant une carte du conflit local agrandie à l'échelle mondiale. Donovan Wylie montre Outposts, des tours d'observation panoptiques transplantées d'Ulster en Afghanistan (Taysir Batniji aurait eu sa place ici).
An-My Lê a réalisé un reportage sur un village irakien reconstitué en Californie pour l'entrainement des GIs (29 Palms). Mais il semble bien anodin en regard du fameux Chicago construit par l'IDF pour former ses soldats aux combats en Palestine, tel que Yarom Leshem d'une part, et Broomberg & Chanarin d'autre part, l'avaient montré avec un discours beaucoup plus politique.
Très politique, justement, est le mur d'images (The space of this room is your interpretation) réalisé par Luc Delahaye à propos d'un petit livre d'Eyal Weizman que je suis aussitôt allé acheter, "A travers les murs; l'architecture de la nouvelle guerre urbaine". A partir de la stratégie des soldats israéliens d'investir villes et camps palestiniens en perçant des trous dans les maisons pour circuler dans l'univers privé au lieu d'emprunter les rues, Weizman analyse cette géométrie inversée en montrant comment Deleuze et Guattari, Lyotard, Virilio, et les situationnistes ont inspiré certains stratèges israéliens (qui l'eut cru ?). Le livre est passionnant, les quelques extraits affichés au mur en donnent un aperçu, bien plus que les photographies qui l'accompagnent : difficile d'illustrer une thèse en images.
L'espace des habitants du camp de réfugiés d'Aïda, au pied du mur à Bethléem, telle que retranscrit par Till Roeskens dans sa vidéocartographie, non seulement ouvre le champ vers la cartographie (dont j'aurais aimé voir d'autres exemples ici), mais aussi traite de l'indicible, du non-représentable, du 'désastre surpassant'. Roeskens ne raconte pas l'histoire tragique des habitants du camp, mais il la montre au moyen d'un dispositif où ces réfugiés dessinent sur un écran translucide leurs trajets impossibles, leurs périples compliqués pour aller à l'école, se faire soigner, rendre visite à des amis ou des parents à quelques kilomètres de là, mais en zone occupée. On ne les voit pas, on entend seulement leurs voix et on voit simplement le crayon qui trace des plans, des routes, des maisons, le mur. C'est infiniment plus tragique qu'un reportage, qu'une interview.
Enfin, si Harun Farocki montre comment l'entrainement des soldats américains se fait au moyen de jeux vidéos, une vidéo de l'armée américaine en Irak, diffusée par WikiLeaks, est son image inversée : la guerre comme un jeu vidéo, la déréalisation du tir à tuer.
En somme, cette exposition confirme en quelque sorte que la guerre est une activité sociale comme une autre, normale, intégrée dans la vie des hommes depuis toujours, sous des formes qui évoluent sans cesse, de la conscription aux jeux vidéos, des traces dans le paysage à la philosophie postmoderne, de l'invisibilité à l'horreur.
Photos courtoisie du BAL, excepté Roeskens, et Delahaye/Weizman, de l'auteur. Ce soir-là, Estefania Penafiel Loaiza y réalisait une performance, après sa résidence au Liban.