Conte soufi : Le chandelier de fer

Publié le 10 décembre 2011 par Unpeudetao

   Il était une fois une pauvre veuve. Un jour qu’elle regardait par la fenêtre, elle vit passer un humble derviche. Il paraissait très las ; sa robe rapiécée était sale : il avait manifestement besoin d’aide.
   Se précipitant dans la rue, elle lui cria :
   « Noble derviche, je sais que tu es un des élus, mais il y a des moments, j’en suis sûre, où même quelqu’un d’aussi insignifiant que moi peut être utile aux chercheurs de vérité. Viens te reposer sous mon toit. Ne dit-on pas : « Quiconque aide les Amis sera aidé à son tour, quiconque contrarie leurs desseins verra ses desseins contrariés, bien qu’on ne sache jamais quand ni comment » ?
   -- Merci, brave femme », dit le derviche.
   Il entra dans la chaumière. Après quelques jours, il était tout à fait reposé et rétabli.
   Cette femme avait un fils du nom d’Abdullah qui avait eu peu d’occasions de progresser dans la vie : il avait passé le plus clair de son temps à couper du bois pour le vendre au marché du village et n’avait pu agrandir le champ de ses expériences au point de se tirer d’affaire ou de sortir sa mère de la misère.
   « Mon enfant, dit le derviche, je suis un homme de savoir, si démuni que je puisse paraître. Viens, sois mon compagnon, je partagerai avec toi tout ce qui s’offrira, si toutefois ta mère y consent. »
   La mère ne demandait pas mieux que d’autoriser son fils à voyager en compagnie du sage.
   Les deux hommes se mirent en route. Ils parcoururent de nombreux pays, endurèrent bien des épreuves, jusqu’au jour où le derviche dit à son compagnon : « Abdullah, nous voici au terme de notre voyage. Je vais accomplir certains rites. S’ils sont favorablement reçus, la terre s’entrouvrira et révélera ce que peu d’hommes ont contemplé : un trésor caché il y a bien des années en ce lieu. As-tu peur ? »
   Abdullah répondit qu’il était prêt et jura de rester constant quoi qu’il arrive.
   Le derviche exécuta d’étranges mouvements, murmura des sons incompréhensibles, Abdullah se joignit à lui, la terre s’ouvrit.
   « Maintenant, écoute-moi bien, Abdullah, prête-moi une entière attention. Tu vas descendre dans la caverne qui s’ouvre à nos pieds. Tu devras t’emparer d’un chandelier de fer. Avant de l’atteindre, tu verras des trésors dont il a rarement été donné aux hommes de voir la pareille. Ignore-les. Seul le chandelier de fer est ton but et l’objet de ta quête. Dès que tu l’auras trouvé, apporte-le ici. »
   Abdullah descendit dans la caverne par un escalier taillé dans la roche et, vrai, il entrevit tant de joyaux étincelants, de pièces de vaisselle d’or, de trésors étonnants (qu’aucun mot d’aucune langue ne saurait décrire) qu’il était comme paralysé. Il sortit enfin de cet état, et, oubliant les paroles du derviche, s’empara d’autant d’objets, parmi les plus attirants, qu’il put en tenir dans ses bras.
   C’est alors qu’il vit le chandelier. Il se dit qu’il ferait aussi bien de l’apporter au derviche, et qu’il pourrait cacher dans ses larges manches les objets volés. Il se remplit les manches, prit le chandelier, remonta à la surface de la terre, et se retrouva près de la chaumière. Le derviche avait disparu. Dès qu’il voulut montrer ses trésors à sa mère, ceux-ci semblèrent fondre complètement. Il ne restait plus que le chandelier : un chandelier à douze branches portant douze chandelles. Il en alluma une. Une forme imprécise se manifesta aussitôt : on eût dit un derviche. La silhouette tournoya un instant, posa une petite pièce sur le sol et s’évanouit brusquement.
   Alors Abdullah alluma les autres chandelles. Douze derviches se matérialisèrent, dansèrent une heure durant et lui jetèrent douze pièces d’argent avant de disparaître.
   Abdullah et sa mère étaient stupéfaits.
   Ils recommencèrent le lendemain : de nouveau, les derviches dansèrent et leur jetèrent douze pièces. Et il en fut ainsi chaque jour. Ils pouvaient vivre, et bien vivre, du produit du chandelier.
   Mais Abdullah n’avait pas oublié les merveilles entrevues dans la caverne souterraine. Il était bien décidé à tenter sa chance, car il voulait devenir vraiment riche. Il essaya de retrouver l’endroit où le derviche avait fait s’entrouvrir la terre. Mais il eut beau chercher, il ne le trouva pas. Désormais, il était obsédé par le désir d’être riche.. Il se mit en route, voyagea de ville en ville, de région en région. C’est ainsi qu’un jour il arriva à la porte d’un palais, principale résidence du derviche misérable que sa mère avait autrefois aperçu par la fenêtre de leur chaumière.
   Cela faisait des mois qu’il était en chemin.. Quel bonheur d’être admis en présence du derviche ! Un derviche royalement vêtu, entouré d’une foule de disciples..
   « Maintenant, ingrat que tu es ! dit-il au jeune homme, je vais te montrer ce que ce chandelier peut faire. » Il prit un bâton, en frappa le chandelier : chaque branche se transforma en un trésor plus vaste que tout ce qu’Abdullah avait entrevu dans la caverne.
   Le derviche fit enlever l’or, l’argent et les bijoux pour qu’on les distribue à des gens méritants. Et voilà qu’apparut de nouveau le chandelier de fer, prêt à resservir.
   Le derviche se tourna vers le jeune homme :
   « On ne peut compter sur toi pour faire les choses correctement, et tu as trahi ma confiance : c’est pourquoi tu dois t’en aller. Au moins as-tu rapporté le chandelier de fer. Pour cela, je te donne un chameau et une charge d’or. »
   Abdullah passa la nuit au palais. Au petit matin, il cacha le chandelier dans un des sacs accrochés au bât du chameau. De retour chez lui, il alluma les chandelles et prit un bâton pour frapper le chandelier.
   Mais il n’avait toujours pas appris le modus operandi. Au lieu d’utiliser la main droite pour tenir le bâton, il se servit de la gauche. Les douze derviches apparurent, prirent la charge d’or et le chandelier, sellèrent le chameau et disparurent.
   Maintenant Abdullah était moins bien loti qu’avant, car il devait vivre avec le souvenir de son incompétence, de son ingratitude, de sa malhonnêteté.. Il ne pouvait oublier non plus les richesses qu’il avait eues à portée de main. Mais il n’eut pas d’autre chance et jamais plus il n’eut l’esprit tranquille.

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