Enrique Vila-Matas, Chet Baker pense à son art

Par Eric Bonnargent
Undead, undead, undeadÉric Bonnargent


« Le thème a toujours été là », écrit le double d’Enrique Vila-Matas, un homme qui a laissé sa femme et ses enfants à Madrid pour s’installer dans un hôtel de Milan, à quelques pas de l’endroit où Joseph de Maistre écrivit son Voyage autour de la chambre. La persistance du thème est au cœur de Chet Baker pense à son art. Il y a d’abord celle du thème musical, Bela Lugosi’s dead, que cet étrange narrateur écoute en boucle toute la nuit dans les versions de Nouvelle Vague, de Bauhaus et d’autres groupes imaginaires. Cette collusion entre le réel et l’imaginaire est d’ailleurs l’une des marques de fabrique d’Enrique Vila-Matas qui, tel un vampire métaphysique, se nourrit de références pour en créer d’autres, de son invention, des citations spectrales qui, l’air de rien, investissent le réel, au point que l’on dit souvent que la plupart des phrases de Franz Kafka connues des Espagnols seraient des créations de l’écrivain barcelonais. Dans ce livre comme dans les autres, Enrique Vila-Matas convoque Samuel Beckett, Sergio Chejfec, Roberto Bolaño, Louis-Ferdinand Céline, Laurence Sterne, Ricardo Piglia et bien d’autres encore. Les œuvres d’Enrique Vila-Matas, romanesques ou non, ne sont jamais que des variations autour d’un seul et même thème : la littérature. Si ce thème est au cœur des livres de cet écrivain « qui se fait passer pour un critique », c’est parce qu’il semble être celui autour duquel s’organise sa propre vie. Superbement édité dans la collection « Traits et portraits » de Colette Fellous, Chet Baker pense à son art est illustré de photographies diverses, des portraits, des œuvres d’art, des librairies… et le lecteur attentif remarquera que seule l’une d’entre elles apparaît deux fois : elle représente Enrique Vila-Matas vers l’âge de dix ans, engoncé dans une tenue d’enfant modèle, le regard belalugosif, plongé dans la lecture d’un livre. C’est dire que l’écrivain a toujours pensé à son art…


Cette fois-ci, Enrique Vila-Matas, pardon, le narrateur, s’interroge sur l’art du roman et sur son rapport au réel, sur sa capacité à l’exprimer. Il cite ce qu’aurait écrit Rainer Maria Rilke dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge : « Que l’on racontât, que l’on racontât vraiment, cela n’a dû arriver que bien avant mon temps. Je n’ai jamais entendu raconter personne. » Raconter, c’est dire la vérité par l’intermédiaire de la fiction. Alors que dans la tradition platonicienne, on estime que la fiction est mensongère, que la vérité est réservée à la science, Enrique Vila-Matas distingue la connaissance de l’explication. La science nous permet de connaître la structure du monde, mais n’en dit pas la texture concrète, elle révèle le squelette au détriment de la chair. L’art, lui, se définirait comme une tentative impossible de percer le secret du monde :

« On nous a appris beaucoup de choses sur le monde mais, en fait, on n’a rien su nous expliquer. Parce qu’il n’y a pas d’explication. Voilà une bonne raison de se consacrer à l’art, de montrer le mystère absolu des choses. »


Pour dévoiler ce mystère, la littérature s’y prend de deux manières radicalement différentes. Il y a, d’une part, une littérature qui ordonne le monde et, d’autre part, une littérature qui l’interroge. Dans son escapade milanaise, le narrateur fait des Fiançailles de M. Hire de Georges Simenon le représentant de la première et de Finnegans Wake de James Joyce celui de la seconde. Les livres qualifiés de « Hire » ont la particularité d’être purement narratifs. La lisibilité est leur première qualité, elle est permise par la linéarité d’une histoire qui met en scène des personnages dans lesquels le lecteur se reconnaît et auxquels arrivent des péripéties, somme toute assez ordinaires :

« Le réalisme Hire vit dans un quartier imaginaire de gens normaux et bons, proches de la sainteté, où la pratique de la vertu (respectabilité, piété) rehausse la vie quotidienne. C’est un réalisme qui reçoit des récompenses et est acclamé par des critiques lourdauds et des lecteurs cossards. »Le réalisme auquel prétend le roman Hire est pourtant artificiel, il n’est qu’une reconstruction imaginaire. La réalité de Hire est « la réalité inventée, répondrait n’importe quel membre du cercle des illisibles, les Finnegans. » Le roman Finnegans, lui, représenté aussi par William Gaddis, Donald Barthelme, David Markson, John Barth ou Richard Powers, est lié « étroitement avec la barbare vérité fondamentale, la vérité patibulaire du monde » et, pour cette raison, « est ce qu’il y a de plus proche de la réalité muette et bruyamment narrative du monde. » Si l’on me permet le jeu de mots, le roman Finnegans ne raconte pas d’histoires, il se présente plutôt comme une réflexion sur l’art, il interroge le langage, il interroge ses propres règles et, de la même façon que le réel, il ne se soucie pas de la linéarité. L’objectif paradoxal du roman Finnegans est de dire l’indicible essence des choses, mieux, de la montrer. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas pour rien que le professeur Murray Gell-Mann a choisi le néologisme « quark », extrait de Finnegans Wake, pour désigner les particules de matière qu’il a découvertes. Le réel, c’est le désordre et l’aléatoire :« La littérature Hire naît de son incapacité à supporter le désordre inconsidéré de la vie. » Le narrateur en conclut que les textes purement narratifs ne seraient que les jumeaux idiots des autres. Contre Hire, le constat semble sans appel : ayant pour seul objectif de plaire, il se soumet « sans réserve aux règles dictatoriales du récit » alors que tout grand roman a la particularité d’être « une rébellion constante et radicale contre les règles ou les coutumes inventées par le genre lui-même. » S’il est cependant impossible de sombrer dans le côté obscur de la littérature, c’est parce que le roman Finnegans, radical et secret, est « fait de phrases déguisées en langues et en costumes régionaux » au point de devenir « mortellement ennuyeux. » Finnegans Wake est une telle « catastrophe d’intelligence » qu’aucune personne sensée n’a lu ce roman du début à la fin. Le côté Hire ne peut donc pas être rejeté car un livre, quoi qu’on en pense, doit être lisible. La difficulté dans laquelle se trouve la littérature contemporaine est son écartèlement entre deux impossibilités.L’œuvre de James Joyce, plus que n’importe quelle autre, est une charnière dans l’histoire de la littérature. En remettant en cause les règles du roman, il a rendu impossible tout retour à Hire et a placé la littérature dans une impasse :« Après tout, après le séisme qu’il a provoqué dans le langage, les plus lucides successeurs de Joyce nous semblent aujourd’hui des survivants qui marchent dans les décombres sous un ciel insondable sans étoiles, s’arrêtant devant les rares foyers qui, par bonheur, sont encore éclairés. »


Entre Docteur Finnegans et Mr. Hyde, la littérature semble coincée. Pourtant une solution existe et le narrateur la découvre en se souvenant des cours de Vladimir Nabokov sur le roman de Robert Louis Stevenson où il démontre qu’il y a encore du Jekyll en Hide et qu’il y a du Hide en Jekyll. Entre l’idiotie et la prétention, entre la lisibilité et l’illisibilité, peut-être existe-t-il une voie intermédiaire, une voie déjà exploitée par Gombrovicz qui s’en expliquait dans son Testament à Dominique Roux : « chez moi la forme est toujours parodie de la forme. Je m’en sers, mais je m’en extrais. » Il n’y a plus qu’à recommander au narrateur de lire un certain Enrique Vila-Matas dont chaque livre pourrait être qualifié de « fiction critique » et qui, grâce à cette forme nouvelle dont Julián Rios n’est qu’un pâle imitateur, a su créer pour notre plus grand plaisir une œuvre en forme de « Frankenstein finnegansien lisible. »Enrique Vila-Matas, Chet Baker pense à son art. Traduit de l’espagnol par André Gabastou. Mercure de France. 18,80 €