Après les manifestations organisées par les catholiques intégristes devant le théâtre Garonne de Toulouse contre la pièce de Rodrigo Garcìa, Golgota picnic, il fallait s’attendre à une autre série de protestations, parisienne cette fois, puisque ce spectacle vient d’être repris par Jean-Michel Ribes au Théâtre du Rond-Point (jusqu’au 17 décembre).
Ces actions s’inscrivent dans le droit fil de celles qui furent auparavant menées devant le Théâtre de la Ville, puis à Rennes, lorsque fut produite la pièce de Romeo Castellucci, Sur le concept du visage du fils de Dieu. Ainsi, réapparaît le spectre du « blasphème » monté en supposé délit, que l’on avait cru enterré il y a déjà fort longtemps.
On ne peut toutefois guère s’en étonner, dans la mesure où s’exerce depuis quelques années une pression religieuse de nature identitaire qui, loin de mettre les différents monothéismes en concurrence, consacre leur alliance objective contre toute vision critique et crée ce qu’il faut bien considérer comme une émulation communautariste et politique, bien éloignée du spirituel. Le fait qu’en référence au terme d’« islamophobie » (souvent interprété de manière si extensive qu’il en devient galvaudé), les intégristes catholiques et nationaux-catholiques aient adopté celui de « christianophobie » illustre bien ce phénomène victimaire.
Philippe Muray l’avait très bien senti, lorsqu’il écrivait : « L’homme communautariste, l’homme des associations est l’homme du ressentiment sous sa figure contemporaine. Son impuissance à être l’a conduit vers les officines où bout l’esprit de vengeance. Il lui faut sans cesse des combats, des revendications, des pressions pour se sentir être parce qu’il ne peut plus éprouver l’excitation vitale que sous la forme de la persécution : celles dont il se dit menacé justifiant celles dont il demande la mise en œuvre. »
Jusqu’à présent, les catholiques intégristes avaient exprimé leur colère dans la rue, de manière, selon les cas, démonstrative ou violente. A l’occasion de Golgota picnic, ces groupuscules semblent avoir affiné leur stratégie. Aux manifestations pacifiques d’hier soir, ils ont ajouté un travail de lobbying auprès des élus de la République qui, contre toute attente, porte ses premiers fruits.
Ainsi, à la Mairie de Paris, les membres du groupe « Centre et Indépendants » viennent-ils de déposer un amendement au Budget primitif d’investissement et de fonctionnement de la ville de Paris pour 2012 dans lequel il est notamment écrit :
« Considérant que la laïcité impose à l’Etat et aux collectivités territoriales un principe de neutralité à l’égard des religions, qui leur interdit autant d’en faire la promotion que de les dénigrer ;
Considérant que l’Archevêché de Paris s’est ému du caractère visiblement anti-chrétien de la pièce de théâtre "Golgota Picnic" […]
Considérant qu’il est surprenant qu’une subvention finance une pièce de théâtre contrevenant au principe de laïcité ;
Considérant que la subvention 2012 du Théâtre du Rond-Point doit en conséquence être réduite du montant de la fraction de la subvention de fonctionnement correspondant au spectacle "Golgota Picnic" ;
Sur la demande d’Yves Pozzo di Borgo et les élus du groupe Centre et Indépendants la subvention 2012 au Théâtre du Rond-Point est réduite de 28.125 euros. »
Le chiffre avancé, il convient de le préciser, n’est en rien indexé au coût réel de production de la pièce ; il n’est que le résultat d’une opération de cours élémentaire, particulièrement simpliste : montant annuel de la subvention accordée à cet établissement en 2012, divisé par 365 (nombre de jours de l’année – que 2012 soit bissextile à sans doute échappé à leur vigilance), le résultat étant multiplié par 10 (nombre de jours de représentation)… Il ne s’agit, certes, que d’une proposition dont on espère qu’elle sera repoussée, mais les termes dans lesquels elle est exprimée peuvent soulever de légitimes inquiétudes. Il est vrai que les élections municipales auront lieu en 2014...
Ces termes trouvent d’ailleurs un écho dans une déclaration qui vient d’être signée par 57 députés de la majorité présidentielle, à l’initiative d’un élu de l’Isère, Jacques Remiller, dont voici le texte :
« Les chrétiens sont persécutés partout dans le monde, dans l’indifférence générale. Parmi les actes les plus récents, on peut évoquer les assassinats et emprisonnements abusifs de chrétiens au Vietnam, une religieuse tuée en Inde le 15 novembre dernier, 130 chrétiens massacrés le 5 novembre 2011 au Nigéria, le meurtre d’un jeune Somali chrétien réfugié au Kenya le 27 octobre dernier… Le nom de « Jésus Christ » est interdit dans les SMS au Pakistan, et les sociétés de téléphonie mobile ont pour consigne de ne pas transmettre les messages contenant un mot prohibé.
Mais notre pays n’est pas épargné, dans l’indifférence quasi générale également ! Un crucifix et trois statues de la Vierge ont été profanés dans les Landes en une dizaine de jours. Sans parler de l’Art, qui après avoir été "sacré" pendant plusieurs siècles dans notre pays, est désormais trop souvent irrespectueux de la religion chrétienne.
Cet été, le Piss-Christ d’Avignon (crucifix macérant dans un bocal d’urine); mi-novembre, un étudiant en deuxième année "d’arts plastiques" de l’Université de Corse et auteur d’une exposition de photos "Histoire d’une absence", et dont une des affiches, partout placardée dans l’université, montrait la photo en gros plan d’un sexe d’homme adulte autour duquel était entortillé un chapelet !
Puis les deux pièces de théâtre qui font malheureusement trop parler d’elles…
Outre le fait que nulle autre religion n’accepterait d’être traitée de la sorte, on peut s’interroger sur le besoin qu’on les "artistes" de se déchaîner ainsi contre le christianisme par le biais de la dérision, du cynisme, de l’ironie.
Certains clament leur très légitime indignation en manifestant publiquement devant théâtres ou salles d’expo. Sans doute certains sont-ils excessifs car excédés par ce déferlement christianophobe. Mais ils ont le mérite de réveiller une certaine apathie chez nos concitoyens qui, tout en étant d’accord avec eux, n’osent pas réagir, terrorisés par l’opinion médiatique qui les ferait passer pour des "fondamentalistes chrétiens".
Comment pouvons-nous admettre que l’argent du contribuable subventionne grassement des œuvres si contestables? Accepterions-nous que l’impôt finance des scènes non respectueuses de l’Islam ou du Judaïsme ? »
Les signataires appartiennent, dans une large mesure, à la droite populaire, mais pas uniquement ; on y retrouve ainsi, non sans étonnement, Bernard Debré, dont l’oncle, Olivier Debré, fut l’un des grands artistes plasticiens du XXe siècle.
Ces députés s’appuient sur trois arguments principaux. Le premier, il convient de le souligner, est indigne et d’une évidente malhonnêteté intellectuelle. Entretenir l’amalgame entre les massacres et les meurtres de chrétiens en Orient et en Afrique et les œuvres produites par des artistes n’a en effet aucun sens, sinon celui – peu reluisant – de tenter de jouer auprès du public la carte de l’émotionnel. L’archevêque de Paris, André Vingt-Trois, a d’ailleurs apporté à ce propos un démenti au cours un entretien au Parisien, dans lequel il précise : « Oui, là-bas [au Moyen-Orient et au Pakistan] les chrétiens paient de leur vie leur appartenance à l’Eglise. Mais en France, de grâce, ne mélangeons pas tout. Même si elle fait souffrir, la dérision n’est pas une persécution physique. »
Les artistes implicitement cités dans la déclaration des députés n’ont en effet rien de criminels ni de fanatiques ; comme il leur incombe, ils questionnent, critiquent, portent un regard subversif, pratiquent la satire, se servent du rire, de la dérision, de l’ironie comme autant de moyens de remettre la société en question, de faire réfléchir le public. Et, si les députés signataires craignent l’ironie, qu’ils se rappellent le mot de Sacha Guitry, « redouter l’ironie, c’est craindre la raison. » Le rôle des artistes n’a jamais été de se montrer respectueux à l’égard d’une religion quelle qu’elle soit ou d’une institution, de demeurer consensuels, voire de servir un pouvoir, tant spirituel que temporel. Sinon, ni Voltaire, ni Baudelaire, ni Flaubert, ni Dada, ni les surréalistes, n’auraient existé.
Le second argument rejoint celui du groupe Centre et Indépendants du Conseil de Paris : supprimer les subventions aux artistes dont les œuvres n’ont pas l’heur de plaire aux papegots. Faute d’une loi punissant le « blasphème », en l’absence d’un châtiment hypothétiquement divin qui tarde à venir, il convient donc de mettre en place un autre châtiment, celui d’un dieu très actuel, le dieu argent ! Voilà qui en dit long sur la conception que ces élus ont de la liberté de création et de l’encouragement de la culture… En viendront-ils à avancer, comme le cardinal archevêque de Cologne Joachim Meisner en 2007, qu’un art qui se couperait trop de la religion serait « dégénéré » ? L’argument avait fait florès, en Allemagne, au milieu des années 1930, nul doute qu’il pourrait, un jour, resservir.
D’autant que ces élus ne sont pas les seuls à brandir ainsi le sabre financier et le goupillon vengeur. Christine Boutin, dans une lettre qu’elle a adressée le 14 novembre dernier au ministre de la Culture, insiste aussi pour « que soit retiré tout soutien public », en l’occurrence, à Golgota picnic. Mieux encore, elle suggère que les créations « provocatrices » à l’égard de la religion soulèvent un problème d’ordre public. En d’autres termes, ce ne seraient pas les manifestations violentes et contraires à la loi qui seraient à blâmer, mais les artistes ! Argument aussi maladroit que dangereux, car l’ancien ministre voudrait encourager les actions brutales et autres attentats des intégristes de tout poil (cf l’incendie des locaux de Charlie Hebdo), elle ne s’y prendrait pas autrement.
Tout ce battage autour de créateurs qui dérangent l’ordre moral soulève une double question, celle du blasphème et celle de la laïcité. S’agissant du blasphème, il ne saurait s’appliquer aux œuvres de l’esprit et, en outre, il ne saurait concerner que les croyants eux-mêmes puisqu’il fait référence aux religions, dogmes et croyances qui sont les leurs. Le délit de blasphème a disparu de notre droit, même si certains dévots regrettent le « bon vieux temps » où l’on persécutait le chevalier de la Barre. Et personne n’oblige les croyants à assister aux représentations de pièces de théâtre ou à regarder une œuvre d’art qui leur déplairait. En outre, comme le remarquait Jean-Michel Ribes dans un entretien récemment publié dans Les Inrocks : « L’église ne se gêne pas pour prendre part au débat politique, elle condamne l’avortement, le port du préservatif, elle est contre l’homosexualité… Alors à partir du moment où elle se positionne ainsi, de quel droit serait-t-elle protégée du combat des artistes contre toutes les oppressions ? »
S’agissant enfin de la laïcité, les élus parisiens, tout comme Christine Boutin, interprètent ce pilier républicain comme un principe de neutralité qui interdirait purement et simplement de « dénigrer » les religions. Mais, comme le fait remarquer Olivier Bobineau dans un article du Monde daté du 9 décembre 2011, « la laïcité de proposition garantit à chacun le droit d’exprimer sa croyance, d’exercer son culte, de manifester sa religion ou sa non-religion dans le cadre de l’ordre public fixé par la loi. Dans ce cadre législatif, la confrontation des libertés de conscience fait que croyants, athées et agnostiques sont libres de s’exprimer artistiquement sans craindre une condamnation. » On ne saurait être plus clair.
Que des élus, même en période préélectorale, en viennent à se présenter comme les alliés objectifs – sinon les défenseurs – des intégristes, voire à trouver compréhensibles leurs actions parfois violentes, témoigne d’une régression du concept de liberté de création telle qu’elle ne s’était plus vue depuis longtemps ; ce comportement, bien éloigné de l’esprit de la laïcité et bien plus préoccupant que les agissements des manifestants, met en lumière les risques réels qui menacent aujourd’hui les artistes jusque dans les assemblées chargées d’élaborer les lois. Ce n’est pas un hasard si les communiqués des conseillers de Paris et des députés signataires menés par Jacques Remiller sont repris, avec force louanges et propos triomphants, par les sites les plus intégristes de la toile, dont ceux du très actif Institut Civitas et de ses satellites.
Illustrations : affiches pour la pièce "Golgota picnic".