La Fura dels Baus de Carlus Padrissa et Zubin Mehta ont tous deux fait l'expérience de la Chine. En septembre 1998, Zubin Mehta dirigea huit représentations de Turandot au coeur de la Cité interdite à Pékin. Il s’agissait d’une co-production internationale mise en scène par Zhang Yimou et riche d’un nombre impressionnant de figurants notamment complétés par d’authentiques soldats de l’Armée populaire de libération. Plus récemment, durant les six mois de l'expo de Shangaï en 2010, la Fura dels Baus y a présenté à quatre reprises son spectacle Windows in the city, alors le plus grand montage que la compagnie eut jamais réalisé, un spectacle choisi par les autorités chinoises pour mettre en scène le thème de l'expo Better city, better life. Tant le chef indien que la troupe catalane ont expérimenté les réalités chinoises contemporaines et ont le sens de la démesure, du grandiose et du superlatif. Leur rencontre au Théâtre national de Munich ne pouvait que produire un spectacle détonnant.
Padrissa renouvelle le propos de Turandot en plaçant l'action en 2046: l'Europe autrefois prospère est tombée sous la domination de la Chine, qui l'a sauvée au moment de la crise financière, - précisément celle que nous connaissons aujourd'hui. Turandot, princesse d'une Chine devenue la première puissance mondiale, contrôle tous les citoyens européens qu'elle a condamnés à rembourser la dette de leurs parents jusqu'au dernier centime. Le cadre de sa dictature aux procédés antiques (on coupe les têtes, on empale sur de longs bambous) est résolument contemporain: une ville éclairée par les néons, une roue gigantesque en forme de turbine, le monde d'internet et des ipods. La princesse décapite ses prétendants enamourés à un rythme d'abattoir, une princesse à l'âme et au coeur glacés que Padrissa symbolise en plaçant l'action sur une patinoire. Padrissa utilise des moyens gigantesques pour occuper tout l'espace scénique: des choeurs surdimensionnés vêtus de costumes qui combinent futurismes et allusions à la tradition, avec des imprimés de grands idéogrammes, des actionnistes omniprésents, acrobates, hockeyeurs, danseuses sur patins à glaces, break danseurs, groupe d'adeptes du taï-chi-chuan...Une esthétique à la Blade runner dans un monde orwellien.
Carlu Padrissa s'est entouré de professionnels de renom. Franc Aleu a conçu des projections videos plutôt somptueuses auxquelles il a tenu d'ajouter quelques moments de 3D. Le public, qui a reçu des lunettes aux micas bleus et rouges à l'entrée, est averti par un signal lumineux en forme de lunettes qu'il doit les chausser. Mais voila, les lunettes du Bayerische Staatsoper sont de la pire qualité possible, de fins cartons porteur de micas aussitôt froissés, et l'effet 3D supposé relier le spectateur à une roue gigantesque et terrifiante manque son objectif tant la vison est médiocre. Pour comble, alors que 2000 spectateurs chaussent au même moment ces piètres paires de lunettes, les bruits des cartonnages et des micas froissés dérangent l'audition de la pure musique émanant de la fosse d'orchestre. Un gadget qui n'est en rien nécessaire car il n'ajoute rien à la production, sinon un zeste supplémentaire d'ultra-modernité, et qu'il ne fallait en aucun cas utiliser sans déployer le même luxe de moyens que pour le reste de la production, en l'occurrence des lunettes de qualité comme en fournissent aujourd'hui la plupart des cinémas munichois qui proposent la 3D. Curieuse économie pour un piteux effet, pour un spectacle au coût sans doute exorbitant. Comme le faisait remarquer un spectateur l'art théâtral est en soi un art tridimensionnel, et Franc Aleu réussit parfaitement les vidéos en couches superposées. Point trop n'en faut. Bien sûr l'opéra est un spectacle total, mais faudra-t-il demain se munir en plus de lunettes d'un vaporisateur computérisé pour pouvoir respirer l'odeur fétide du sang des amoureux exécutés ou celle, sans doute plus agréable aux narines, des parfums de Turandot ou de Liu?
Ce détail ne gâche cependant pas le spectacle, un spectacle total au centre duquel le décorateur Roland Olbeter place un cercle gigantesque de trois tonnes et demi, qui évoque l'oeil de Big Brother, un oeil dont le diaphragme en forme de pales de turbine va broyer le peuple soumis ou servir de guillotine pour couper les têtes des prétendants qui s'attaquent à la beauté glacée de la Princesse Turandot, la toute-puissante. C'est l'oeil de Turandot ou du système, comme on voudra, un oeil qui scrute chaque spectateur dans le public et l'enferme individuellement dans les cercles de lumière tridimensionnelle qui en émanent tels les cercles du boa constricteur (tel était en effet le but recherché de la 3D).
Au premier acte, la scène est constamment occupée par les choeurs et les actionnistes, auxquels s'ajoutent une soixantaine d'enfants, ce qui donne l'impression d'une foule innombrable et grouillante, multiplicatrice. On n'est jamais seul. Et, comme sur une scène antique et cathartique, les protagonistes déploient leurs sentiments et leurs émotions devant un public omniprésent sur la scène. Il n'y a aucune place pour l'intimité dans Turandot: l'amour, la mort, le don total de soi, la barbarie sont totalement exposés au regard de tous les autres et contrôlés par l'Oeil suprême. Les protagonistes, le Prince Calaf et son père, l'esclave Liu et la Princesse Turandot en acquièrent une dimension hyperbolique. La Fura dels Baus est là parfaitement dans son élément: on se souviendra que la troupe a dès l'origine produit des spectacles de théâtre de rue.
Kevin Conners (Pang), Emanuele D'Aguanno (Pong), Fabio Previati (Ping)
Au grouillement de la foule succédera le décor d'une mer de crânes mouvants aux os blanchis, dont la houle se perpétue dans la video qui fait fond de scène. A l'avant-plan de cette blancheur macabre d'ossuaire dialoguent les Ministres Ping, Pang et Pong revêtus de somptueux costumes de cour stylisés conçus par Chu Uroz. Puis s'illumineront des enseignes lumineuses dont les néons représentent des idéogrammes dont le décodage est laissé à l'imagination: slogans impérialistes ou commerciaux, c'est selon. Du cintre descendent des filins porteurs de cages ouvertes porteurs de personnages au repos. Là aussi l'interprétation est ouverte, peut-être évoquent-ils aussi les cités dortoirs où les travailleurs du régime doivent bien aller se reposer, en alternance sans doute.Enfin, Carlos Padrissa donne une lecture plutôt optimiste de la mort de Liu: l'esclave amoureuse de Calaf refusera de livrer le nom de son bien-aimé et est portée au supplice: suspendue à un filin, elle sera empalé par la croissance rapide d'un bambou acéré. Mais ce don total de soi est propitiatoire. Par la mort rédemptrice de Liu, le monde cruel est enfin apaisé et les verdeurs d'une mer de bambou laissent entrevoir pour tous un avenir plus radieux. Padrissa y insiste: la beauté de Liu et de son amour, son immense tendresse qui va jusqu'au sacrifice suprême, sont en totale antinomie avec la froideur glacée de Turandot. On est d'autant plus dérouté par les choix de Calaf, qui semble ignorer la parfaite douceur de l'amour et lui préférer l'héroïsme fou de la conquête d'une femme sanguinaire au coeur congelé. Et c'est encore plus marquant dans la version inachevée de l'opéra qui a ici été privilégiée: la transcendance du sacrifice l'emporte de loin sur l'amour naissant de Turandot pour Calaf.
Toue la mise en scène de Carlos Padrissa sert la musique comme une immense chambre d'écho, dans laquelle le chef, l'orchestre, les choeurs et les chanteurs ont fait quelques merveilles. Zubin Mehta, on le sait, présida aux destinées musicales de l'Opéra de Munich pendant huit ans. Et le public lui a réservé un accueil grandiose et reconnaissant, qui s'est mué en admiration pendant toute l'exécution, que Mehta a dirigée avec l'énergie de la passion en animant des choeurs et un orchestre impeccables. Et pour ce théâtre de la démesure, il fallait des chanteurs d'exception avec une grande puissance vocale. Jennifer Wilson et Marco Berti disposent de cette puissance: Wilson avec une présence imposante tant physique que vocale et Berti, qui rappelle l'art de Pavarotti même s'il s'arrête court sur la dernière syllabe du dernier moriro' du Nessun dorma. Dans le domaine du superlatif, le Timur d'Alexander Tsymbalyuk, et la palme suprême pour la Liu d'une sensibilité extraordinaire d'Ekaterina Scherbachenko, dûment ovationnée par un public frénétique.
Le message qu'a voulu transmettre Carlus Padrissa est optimiste: face au monde glacé et insensé qui broie ses populations, face à la froideur et à l'insensibilité des puissants s'élève doucement le Chemin du Tao, qui ne recule devant aucun sacrifice pour reféconder et rendre la vie à la planète.
Crédit photographique: Wilfried Hösl