Je crois avoir beaucoup dit,
beaucoup écrit sur ses romans.
Pourtant, ce que je préfère,
c'est le lire,
lui laisser la parole
en le remerciant infiniment
d'avoir eu la patience de répondre
à mes questions qui ne l'ont pas épargné.
- Vos romans sont inspirés d’un vécu douloureux. Pourquoi le masque transparent de la fiction puisque lors de vos interviews il n’est question que de votre parcours professionnel et de la part autobiographique du récit et non de tout le travail d’écriture ? L’écriture romanesque aurait-elle réellement un rôle cathartique et/ou protecteur ?
Peut-être parce qu’aucun intervieweur ne me pose la question de la langue, de l’écriture et des mots qui composent ce roman. Ce qui intéresse, c’est : où êtes vous ? Derrière quel rideau ? Et cette fois, la chose est transparente puisque moi même j’ai enlevé les éléments de décors en racontant d’entrée la vérité.
La fiction m’empêche de me perdre. Elle me protège, oui. Ce « Je », cet Antoine, n’est pas tout à fait moi. Et Tyrone n’est pas Denis. J’ai tout mélangé dans mon cœur et dans mon ventre pour ne pas trahir à mon tour, et la famille blessée d’un traître et la mémoire d’un homme.
Mais le roman est aussi l’autre nom de la vérité. Il est à la fois ma faiblesse et mon armure. Jamais le journaliste que je suis n’aurait pu trouver en lui le courage de raconter Denis. Mais l’auteur lui, a raconté Tyrone. Avec difficulté, douleur, effroi, mais il l’a fait. Et moi je suis entre ces deux êtres là. Ni tout à fait l’un, ni seulement l’autre. La fiction m’a permis de m’éloigner de moi pour revenir à lui.
- En quoi votre expérience de l’écriture journalistique influence-t-elle celle du romancier ?
En rien. Strictement. Chroniquant « Une promesse », roman qui a eu le prix Médicis en 2006, un journaliste a écrit : « un pur style journalistique ». C’était quoi ? Un compliment ? Aucun des mots de la presse ne trouve sa place dans ma fiction. Aucune phrase, aucun fait. La seule chose que le journalisme m’a apporté c’est l’écoute. Savoir entendre, regarder, observer. Comprendre ? Pas forcément. Mais ne pas juger.
Je suis journaliste le jour et romancier la nuit. C’est le jour et la nuit. J’ai des mots de jours et des mots de nuit. Des joies de jour et des tristesses de nuit. Lumière ? Obscurité ? Il me suffit de regarder le ciel pour savoir qui je suis.
- Pourquoi dites-vous " on a toujours trop de mots " ?
Parce qu’on a trop de mots et pas assez de silences, pas assez de regards, pas assez de temps. Ecoutez la rue, la ville. Trop de mots. Ecoutez les repas du soir. Trop de mots. Ecoutez la naissance, le mariage, le deuil. Trop de mots. Trop de mots dans les honneurs, trop de mots dans la disgrâce. J’ai été bègue, très. Je crois connaître le poids d’un mot. Il est en plomb, le mot. Il tombe, blesse, brise. Pourtant, ce n’est pas un projectile, ni une arme. Le mot doit être goûté en bouche avant d’être partagé. Il doit être poli par une soie de langue, réfléchi, accompagné aux lèvres, aimé, chuchoté.
Le mot devrait se séparer de nous.
- Par leurs thèmes, peut-on considérer Mon traître - La légende de nos pères - Retour à Killybegs comme une « trilogie » ? Pourquoi ne pas avoir écrit Killybegs après Mon traître, même s’il avait fallu plusieurs années ?
Trilogie ? On m’a dit, oui. Je ne sais pas. J’ai écrit « Mon traître » pour me guérir d’une trahison. Puis « La Légende » pour me guérir de « Mon Traître », puis « Retour à Killybegs » pour me guérir de tout cela à la fois. Aucun de ces trois livres ne m’a apaisé. Mais pris ensemble, les trois forment un tombeau. Tombeau de l’amitié, avec « Mon Traitre », « Killybegs » et tombeau du père, en mêlant « La Légende » à tout ce que j’avais écrit jusque là.
- Après cinq romans, quel regard portez-vous sur Le Petit Bonzi, ce premier qui devait être le seul ?
Une émotion d’enfant. Il a été le premier mais a tracé la voix du « roman de fils ». Tout ce que j’ai écrit jusque là est dicté par un fils. Après la trahison de mon ami, je devrais écrire un roman de père. Mais je n’y suis pas prêt.
- Lors d’une rencontre en librairie, vous avez dit que, bien que vous soyez très heureux que le roman Une promesse ait été récompensé du Médicis, ce prix vous avait été décerné « trop tôt ». Pourquoi ?
On a toujours trop de mots.
- Et pourquoi, selon vous, peut-on avoir l’impression que ce roman est différent des autres ?
D’abord, parce que je suis dans ce texte nulle part identifié et partout identifiable. C’est un roman, une œuvre de fiction pure. J’ai créé pierre à pierre la maison de bourg dans laquelle Fauvette et Etienne s’éteignent. J’ai pensé leurs amis, leurs mots, leurs gestes. J’ai tout porté en moi. Tyrone, l’Irlandais, existe. Etienne n’a jamais posé la main sur mon épaule. Avec Killybegs, j’ai eu la certitude de rendre vie. Avec « Une promesse », j’ai eu l’impression de donner vie.
- Killybegs était sélectionné pour le Prix Goncourt, et donc pour le Goncourt des Lycéens. Vous avez rencontré les classes participant à ce jury. Quelles sont les questions-réflexions-contradictions fréquentes de cette jeune génération qui ne connaît que l’Irlande des accords de paix.
Pourquoi cette violence ? A quoi sert la guerre ? Et moi qui répondait qu’il faut parfois faire la guerre pour gagner la paix. Et que la paix ne peut être établie sans justice. Difficile, de parler de guerre à la paix. Et très inconfortable.
- Quel lecteur est Sorj Chalandon ? Pour quel(s) auteur(s) ressentez-vous de l’admiration ? Lesquels relisez-vous ? Y-a-t-il un livre fétiche ? Quel est celui que vous avez le plus offert ? A une lectrice qui considère La légende de nos pères comme son livre, quelle prochaine lecture conseillerez-vous ?
Cette question est trop compliquée. Je ne conseille rien. Mais je tremble en lisant « Perdigree » de Simenon. Je pleure avec « les trois lumières » de Claire Keegan. Je ris avec Joyce, je combats avec Brendan Behan ou Liam O’Flaherty. Que dire et à qui, une fois que « Si c’est un homme » a été lu.
- Si j’affirme que tous vos romans précédents ont été écrits pour parvenir à l’écriture de Retour à Killybegs, que ce roman vous dépasse et que je crains que vous ne puissiez en écrire un autre aussi puissant, que pouvez-vous me répondre ? Vous sera-t-il possible de me détromper ? Comment Sorj Chalandon écrivain pourra-t-il combler le vide laissé par Killybegs ? Aura-t-il envie de simplement inventer une histoire ?
Je n‘ai pas écrit depuis un an et demi, date de la fin de Killybegs. C’est probablement parce que quelque chose m’empêche, me retient. Mais on ne peut pas non plus danser sur une tombe fraiche.
- Alors, votre grand homme, c’est qui ?
Bobby Sands, patriote irlandais mort le 5 mai 1981 après 66 jours de grève de la faim à la prison de Long Kesh, près de Belfast, pour l’obtention d’un statut de prisonnier politique.
Bibliographie :
- Le Petit Bonzi ( Grasset 2005 - Livre de Poche 2007 )
- Une promesse ( Grasset 2006 - Livre de Poche 2007 ) - Prix Médicis 2006 -
- Mon traître ( Grasset 2008 - Livre de Poche 2009 )
- La légende de nos pères ( Grasset 2009 - Livre de Poche 2011 )
- Retour à Killybegs ( Grasset 2011 ) - Grand Prix du roman de l'Académie Française 2011 -
" Quand je lis, je cherche dans l'écriture quelque chose qui me saisit et me bouleverse, non pas au moyen d'arguments, mais par une tension créée par les mots eux-mêmes. " Alberto Manguel
- Merci -
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