Cet article a été écrit par Alain Brégy, de Vol de Nuit, un professionnel et un observateur hyper avisé des nouvelles technologies que j'adore (son Tumblr mérite le détour).
Il nous parle de Twitter, et le compare à un nouveau PowerPoint, mais pire ! Et là, ça nous intéresse beaucoup d'un point de vue storytelling, car on présentait déjà le storytelling comme la parade à un certain usage aussi facile qu'inefficace de l'outil PowerPoint. Attention : c'est bien l'usage que je condamne, pas l'outil. Il semble, d'après Alain, que la bad practice se renouvelle, cette fois avec Twitter.
L'article d'Alain :
Depuis quelques temps une (relative) nouvelle utilisation de Twitter fait des ravages : remplacer PowerPoint. Certes ça existait depuis longtemps mais là on atteint une telle régularité que ça devient un usage de masse.
Twitter, un nouveau PowerPoint mais sans l’auteur
Avant les choses étaient simples : lors d’un événement (conférences, rencontres, ateliers, etc…) les animateurs-présentateurs arrivaient avec leurs PowerPoints, un ensemble plus ou moins bien agencé et plus ou moins bien décoré de slides reprenant des bouts de phrases-clés pour accompagner leurs présentations orales de supports visuels censés enfoncer le clou, marquer les esprits et servir de fil directeur à l’exposé du propos. Il y avait donc une corrélation étroite entre ce qui était montré et ce qui était énoncé, et donc une relative cohérence entre les deux modes d’émission, cohérence autant formelle (aussi attractifs ou aussi rébarbatifs l’un que l’autre selon la personnalité du présentateur) que conceptuelle (les deux discours émis ne se contredisaient pas).
Et puis vint Twitter. Et aujourd’hui plus une seule manifestation d’envergure n’est possible sans sa diarrhée de phrases-clés #hashtaguée. Il semblerait même qu’il y ait des “combats” de #hashtag avec des classements… Qu’est-ce qu’en terme de sens on est en train de produire à ce moment-là ?
J’y vois au moins trois questions à se poser.
La première est celle de l’émetteur : en choisissant ce qu’il twitte (la phrase retenue, le mot choisi, le concept évoqué par le conférencier) que dit-il ? Dit-il réellement ce qui vient d’être dit ? D’un discours construit (une suite d’arguments développés chronologiquement selon une logique discursive où chaque élément n’a de sens que suivi et précédé d’un autre) il extrait arbitrairement une suite de mots qui, une fois postés, se retrouvent décontextualisés. La première question porte donc sur le process mis en œuvre lors du choix. Est-on dans un “paradigme PowerPoint”, un genre de copie conforme où la phrase-clé serait simplement reprise et mutualisée ? Non. On est la plupart du temps dans une réinterprétation achronique (hors du temps du propos) où ce qui est énoncé est moins ce qu’a dit le conférencier que ce que le reposteur considère comme vrai. En classant (opérer des tris c’est classer, c’est segmenter), le classeur se définit plus lui-même qu’il ne définit ce qu’il croit classer. Et donc, en terme de sens émis, il y a superposition de deux discours : d’abord ce qui est émis dans le temps du propos, en direct, de façon volatile, par le conférencier, et ensuite ce qui est posté par la salle, tout ce qui finit collectionné sous le hashtag de l’événement.
Or là où il y a problème, c’est que le sens du discours initial est évaporé ; il disparaît au profit d’une appréciation. Je, en tant que posteur, juge que ceci est important et que ceci ne l’est pas. C’est donc clairement un avis qui est émis. Une opinion. Une pure subjectivité au travail. En soi ça ne pose pas de problème, ce qui en pose un c’est que cette subjectivité, fondement de l’acte de poster, est rejetée en tant que telle : l’auteur du post tente de s’effacer derrière ce qu’il poste au nom de quelqu’un d’autre. Il essaie d’objectiviser (ce n’est pas moi qui le dit, c’est quelque chose qui est dit) un choix initialement subjectif (car c’est moi qui ai choisi cette phrase plutôt qu’une autre).
On peut donc résumer ça en “je dis ce que je pense et que je crois, mais je fais croire que c’est quelqu’un d’autre qui l’a dit”. C’est une attitude assez confortable puisque la prise de risque est inversée : en émettant à la place de l’autre, j’en retire toujours le bénéfice (s’il dit quelque chose d’intelligent, je suis moi-même intelligent de le redire : process d’héritage de qualité) sans courir le risque (si je me plante et que les faits viennent me contredire, c’est lui qu’ils contrediront). Contrairement à la position du conférencier qui s’expose au risque, c’est donc une statégie toujours bénéficiaire. D’où son succès grandissant.
La seconde question porte sur l’émission d’une vérité commune. En corollaire de la stratégie exposée juste avant (stratégie purement individuelle) vient se superposer une seconde stratégie, collective celle-là, de lutte pour la diction du vrai. Le groupe qui assiste à l’événement, en tant qu’entité, doit se donner à lui-même les raisons pour lesquelles il est là. Se redire à lui-même en permanence quelles sont les valeurs sur lesquelles il se fonde, sur lesquelles il s’appuie et se légitime en tant que tel. La rediction permanente, via le #hashtag, fonde une supra-entité conceptuelle dans laquelle chacun vient déposer sa part. En me positionnant individuellement sous le #hashtag collectif, j’affirme mon adhésion au groupe et à ses conditions. Et là aussi la stratégie est toujours bénéficiaire : quoi qui se dise sous le #hashtag, j’hérite directement de ma part de réalité dite collectivement.
Twitter, un nouveau PowerPoint mais en pire
On assiste donc en direct sur nos TL à des jeux sociaux complexes (faut dire aussi qu’ils ne sont jamais simples :-) ) où des individus momentanément liés dans le temps resserré de l’événement se constituent en groupe doté de règles et de cérémoniaux, et où s’affirment et se dessinent des comportements sociaux hiérarchiques. Ces rapports hiérarchiques sont fondés sur deux techniques simples mises à disposition par l’outil : un, le RT, et deux, le @.
Le RT (retwitt) consiste à renvoyer à l’ensemble de vos followers (ceux qui sont abonnés à votre flux de posts) le post de quelqu’un d’autre. En retwittant on ne se contente pas de distribuer de l’information, on (re-)crée des hiérarchies. On affecte publiquement à quelqu’un d’autre le rôle de leader d’opinion. Ce qui est (relativement) normal en temps normal (c’est le principe même de la citation…) prend une toute autre tournure dans le cas décrit. Lors d’un événement, les RT ne servent pas (ou de façon très marginale) à redistribuer de l’information mais à se positionner les uns et les autres dans le champ complexe des jeux de pouvoirs, lequel passe toujours par celui de jeux de discours : en retwittant la phrase-clé postée par une personne jugé importante (influente, prescripteur, leader), j’hérite encore une fois d’une part de ses qualités, toujours sans courir le moindre risque. Mais ce faisant, dans le même temps, je me positionne dans la hiérarchie momentanée des participants : en gros je m’assois à la droite du chef.
Le @ sert à signaler qu’on a parlé d’une personne. Il en sera informé immédiatement. Donc logiquement si je place @nomduconférencier dans mon post, accompagné de #événement, je dis très efficacement et très rapidement que tel conférencier a dit ceci dans tel cadre. Là où c’est insuffisant dans les stratégies listée plus haut, c’est que que ça ne sert strictement à rien, ni dans la légitimation de mon appartenance au groupe ni dans celle de la redéfinition permanente de ses hiérarchies internes. Or c’est l’occupation principale du posteur dans cette circonstance. On assiste donc à cette chose conceptuellement extraordinaire consistant à barder chaque twitt de références à d’autres posteurs présents dans la salle. Comme pour confirmer que je suis là, qu’ils sont là, que je suis avec eux et qu’ensemble nous formons un groupe structuré autour d’une certaine diction des choses.
Quand des personnes sont temporellement ou géographiquement distantes, l’usage des @ (comme dans le FollowFriday par exemple) est un outil naturel puisqu’il sert juste à informer telle ou telle personne qu’on a parlé de lui, mais là, dans la même salle au même moment, ça a un tout autre rôle et un tout autre sens, puisque chacun sait que l’autre est là et chacun sait qu’il est lu. Il y a donc par derrière des comportements spécifiques au groupe : private jokes, signes d’inféodation, conformation des hiérarchies, etc. qui se mettent en place.
Claude Lévy-Strauss a bien montré comment, des sociétés les plus anciennes aux plus modernes, les jeux de “dons/contre-dons” fondent un système social complet et complexe. Le couple RT + @, dans ce contexte spécifique, en est une pure manifestation. Etre RT par un leader n’a pas le même sens qu’être RT par un pékin moyen ; le jeu des dons/contre-dons entre alors en action par l’offre d’un :-) en retour par exemple. En retournant un smiley, et tout en manifestant ainsi une reconnaissance, on ne s’expose pas non plus en avançant quelque chose qui pourrait compromettre le léger changement de caste soudain réalisé. On est typiquement là dans du Trobriandais lévy-straussien.
Et j’en arrive à la troisième question que ça pose, celle du PowerPoint en pire. Outre le fait que ça sature nos TL de spams à la longue fatalement un peu lourds à supporter (mais ça peut toutefois être intéressant pour un sociologue) ce flux ininterrompu de messages (là on a été gâtés ces derniers temps en Alsace avec 3 événements TIC très importants sur 3 semaines consécutives…) vient dessiner un discours qui n’est pas le discours du conférencier (ou du moins pas complétement, pas intégralement, pas nécessairement) mais un discours de groupe masqué sous un discours de sens. Du discours original, construit, préparé, fruit d’expériences et de constructions conceptuelles, il extrait, pour des besoins extérieurs au sujet abordé lui-même, un nouveau discours constitué des phrases-clés décontextualisées ne formant sens qu’en elles-mêmes et pour elles-mêmes. Non pour ce qu’elles disent, mais pour ce qu’elle forment comme norme.
Le PowerPoint, sinistre invention de mise en norme de discours complexes en formalisations laminées, avait encore le privilège d’une intention louable : se mettre au service d’un jeu d’idées. L’utilisation de Twitter dans ce cas de figure n’a plus cette ambition. Ce dont il est question là, c’est de se mettre en scène soi-même en lieu et place du jeu d’idées, au prix du laminage de ce jeu d’idées. PowerPoint en pire.
Le storytelling peut-il sauver Twitter comme il sauve bien des présentations PowerPoint ?