par Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS au Centre d’études européennes de Sciences Po.
L’erreur est humaine, mais persévérer ne l’est pas. C’est pourtant ce que nous poussent à faire les dirigeants européens en place, ainsi que les autorités économiques et financières européennes. Depuis 2010, les plans d’austérité se multiplient en Europe pour faire face à la crise de la dette des Etats, et pour rassurer les marchés. Les mesures adoptées par les différents gouvernements européens, ainsi que les recommandations émises par les instances européennes, sont principalement de trois types : réformes de la protection sociale, privatisations, gel du salaire des fonctionnaires et réduction de leur nombre.
Des coupes sont prévues dans les dépenses sociales, des réformes structurelles sont imposées : augmentation de l’âge de départ à la retraite, flexibilisation accrue du marché du travail, baisse des prestations chômage pour rendre le travail plus attractif, heures de travail obligatoire pour les bénéficiaires de l’assistance, compétition renforcée dans le domaine des services sanitaires et sociaux.
Prises dans leur ensemble, ces mesures ne sont pas originales, si ce n’est par leur ampleur et leur soudaineté. Elles sont directement inspirées par une pensée économique devenue dominante au cours des années 1980. Les politiques sociales y sont conçues comme un poids pour l’économie, elles sont supposées empêcher les investissements et la création d’emplois, et être trop généreuses pour inciter les chômeurs à rechercher une nouvelle activité.
Si l’on continue d’appliquer les recettes en vogue depuis près de trente ans, c’est que l’on estime que cette pensée continue d’être valide. Mais est-ce bien la protection sociale qui est la cause des difficultés économiques européennes et de la situation actuelle de surendettement de certains Etats ?
Depuis au moins deux décennies, la stratégie pour créer des emplois et retrouver la croissance repose sur une politique de libération de l’offre qui se serait trouvée contrainte et inhibée par l’expansion de l’Etat-providence. Baisser les charges et les rigidités pour restaurer les profits devait générer une croissance des investissements qui devait déboucher sur la création de nombreux emplois (le fameux théorème d’Helmut Schmidt énoncé en 1974).
Les politiques menées ont effectivement restauré les profits et permis aux plus riches de s’enrichir plus encore, mais ni les investissements ni les emplois n’ont suivi. Une étude récente de l’Organisation internationale du travail (“Making Markets Work for Jobs”) souligne que, dans les pays développés, les profits ont augmenté de 83 % entre 2000 et 2009, mais que le niveau des investissements a stagné au cours de la même période. Les profits dégagés se sont de plus en plus traduits en dividendes pour les actionnaires (de 29 % des profits en 2000 à 36 % en 2009), et en investissements financiers plutôt qu’en investissements productifs (les investissements financiers des entreprises non financières sont passés de 81,2 % du PIB des pays développés en 1995 à 132,2 % en 2007). L’erreur a été de croire que les marchés sauraient transformer les profits en investissements productifs. Les immenses revenus générés ont en fait surtout été employés pour alimenter la spéculation, tandis que les classes moyennes devaient emprunter pour maintenir leur niveau de vie, générant par là la dette privée à l’origine de la crise financière de 2007-2008.
En outre, les stratégies menées par les entreprises pour restaurer leurs marges se sont le plus souvent faites contre l’emploi de qualité. Pour réduire leurs coûts de production, de nombreuses entreprises ont multiplié les plans de réduction des effectifs, et ont développé la sous-traitance pour ce qui n’était pas leur coeur de métier, ce qui a conduit au développement de plus en plus d’emplois atypiques.
Au total, la stratégie ne crée pas de croissance et les emplois générés sont de mauvaise qualité et faiblement rémunérés. Etant souvent subventionnés, ils coûtent à l’Etat plus qu’ils ne lui rapportent. Cette stratégie est en fait une stratégie de dumping social et d’appauvrissement des salariés et des Etats, qui explique en grande partie les difficultés budgétaires des pays européens qui l’ont suivie.
Comme le montre l’atonie économique européenne en 2011 et 2012, ces mêmes politiques ne permettent pas à l’économie de redémarrer. Il est étrange de persister à mettre en oeuvre des politiques qui ont fait la preuve de leurs échecs, et sont à l’origine de la crise actuelle. Il convient plutôt de construire un nouveau modèle économique et social qui repose sur les investissements nécessaires pour préparer l’avenir. Les pays qui souffrent le plus aujourd’hui sont ceux qui n’ont pas effectué les investissements nécessaires hier.
Plutôt que de compter sur le jeu des marchés, il faut désormais décider et faire collectivement les investissements permettant de favoriser des activités économiques innovantes et durables et sources d’emplois de qualité. Ils doivent aussi donner à tous les atouts pour réussir dans une nouvelle économie tirée par l’innovation et le savoir.
Il faut investir dans le capital humain, dans l’accueil et les capacités des jeunes enfants, dans l’éducation et la formation tout au long de la vie, dans les politiques permettant une meilleure conciliation entre vie familiale et vie professionnelle. De nombreuses dépenses sont attachées aux politiques passées : baisse des taux supérieurs d’imposition, exonération des cotisations sociales pour financer de mauvais emplois, aides aux secteurs en déclin qui reposent pour leur survie sur l’hyperproductivisme, la sous-traitance et les délocalisations. Les sommes ici dépensées – gâchées – seraient mieux employées aux dépenses d’investissement social.