Quand et comment la crise européenne finira-t-elle ?
Il y a fort à parier, hélas, que le conseil européen qui va se tenir cette fin de semaine, les 8 et 9 décembre, ne débouchera sur rien de tangible. L’habitude a été prise désormais de l’incapacité chronique de l’énorme machin(e) européen(ne) (qui s’élargira même bientôt à un 28e membre avec l’adhésion de la Croatie !) à produire un quelconque résultat face à la tempête historique qui secoue le vieux continent.
Le camouflet de l’annonce d’une « menace de dégradation » de tous les pays notés du fameux AAA infligé à Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, duo de tête de l’orchestre du Titanic européen, par les fameuses agences de notations (l’une d’entre elle du moins) quelques heures seulement après le sommet qui les a vus réclamer un nouveau traité européen devrait suffire à convaincre chacun de l’évidence qui s’imposer pourtant un peu plus de jour en jour : ni les marchés ni les peuples européens ne veulent d’un nouveau traité, que ce soit à 17 ou à 27, ou, dit autrement, personne ne veut d’une « nouvelle avancée » européenne en forme de fuite en avant fédéraliste. La méthode a fait ses preuves, si l’on ose dire…, depuis près de trente ans !
Que l’ampleur de la crise qui atteint toutes les dimensions de l’économie affole l’ensemble des acteurs, cela peut se comprendre. En revanche que les responsables des Etats européens, des deux principaux en l’occurrence, tentent une manœuvre désespérée de plus plutôt que de garder la tête froide et de prendre les mesures de sauvegarde d’urgence pour leurs pays, voilà qui est beaucoup plus grave.
Car enfin, comment Nicolas Sarkozy peut-il brader ainsi l’intérêt national (et européen !) en prétendant lier ainsi son sort avec celui de l’Allemagne ? Obtenir la solidarité financière (sous une forme très minimale…) de l’Allemagne dans la garantie des dettes « souveraines » européennes en échange d’une mise sous tutelle judiciaire (par la Cour de justice de l’UE) des budgets des différents pays (par la constitutionnalisation de la règle d’or notamment), voilà qui sonne comme un abandon en rase campagne de l’indépendance nationale et de la capacité du peuple français de choisir son destin. Pis, comme la rupture historique avec la tradition pluriséculaire de la souveraineté de l’Etat moderne, qui est pour la France, faut-il le rappeler, bien plus qu’un modèle historico-juridique, un élément constitutif, essentiel, de son identité politique.
Il ne s’agit pas seulement d’un choix en opportunité que fait un président français dans des circonstances historiques particulières ; il s’agit là d’une cassure dans ce qui s’apparente à la composition « génétique » du droit politique républicain français. Or ignorer son identité, c’est non seulement renoncer à participer au monde qui nous entoure autrement que comme un accessoire de celui-ci mais c’est surtout se perdre soi-même, renoncer à soi. La France mériterait alors le titre du célèbre essai d’Arthur Koestler à propos du Royaume-Uni en 1963 : Suicide d’une nation.
Lorsque l’un des chemins que propose l’Histoire à un peuple s’annonce ainsi sans retour, il ne doit pas être emprunté à la légère, en tout cas pas sans un débat national, sans le renouvellement fondamental du pacte qui tient ensemble tout ce que nous sommes.
L’oubli du peuple, après celui de la nature de l’Etat national dans sa version française, c’est là la seconde erreur, gravissime, que commet Nicolas Sarkozy, et avec lui les dirigeants européens qui voudraient s’orienter dans cette voie.
On touche aux limites structurelles de la construction européenne, en tout « telle qu’on l’a connue jusqu’ici ». Celle qui meurt avec la crise actuelle. Cette « Europe de Jean Monnet » dont on ne cesse de nous abreuver depuis des décennies, celle qui est morte précisément d’avoir voulu à tout prix mettre la charrue de la monnaie avant les bœufs de la politique. On s’en doutait bien un peu jusqu’ici à écouter, notamment, les signaux d’alarme des économistes sur le caractère non optimal de la zone euro ; on le sait maintenant pour de bon à voir l’engrenage infernal de la crise économique, financière et sociale qui dévaste le continent.
La fuite en avant fédéraliste qui se dessine derrière ce que l’on appellera, faute de mieux, le « projet Merkel-Sarkozy », et plus généralement dans les réactions pavloviennes des institutions européennes depuis des semaines, apparaît en effet comme une impasse tragique. Impasse car, comme on l’a dit, elle ne trouvera aucun soutien populaire dans les pays européens. Impasse encore parce qu’elle ne réglera rien sur le plan économique : ainsi, par exemple, l’avertissement récurrent des agences de notation est-il adressé au nom d’un ralentissement prévisible d’une croissance déjà anémique, ce que ne manquerait pas de provoquer la mise sous tutelle des budgets nationaux ! Impasse enfin parce que la souveraineté étatique nationale a montré qu’elle restait, face aux autres modèles historiques possibles, l’empire et la cité en particulier, le seul espace possible du déploiement de la démocratie et de la solidarité moderne (celle qui se fait entre individus qui ne se connaissent pas personnellement).
Si le fédéralisme autoritaire proposé aujourd’hui comme solution à la crise correspond en grande partie à une tradition de long terme de l’histoire allemande (celle du Saint-Empire romain germanique…) dans laquelle l’Etat souverain s’est formé très tardivement sur une base nationale qui n’était pas politique mais culturelle ; elle est en revanche totalement à l’opposé de l’histoire longue de la France, bâtie dans l’opposition à l’Empire précisément et à la construction nationale autour de la culture. La France s’est construite, très tôt, autour de l’Etat, de son projet politique (d’abord celui de la monarchie puis celui de la République) et dans la soumission progressive de tous les pouvoirs à vocation fédéraliste ou de dilution de la souveraineté sur son territoire (féodaux, communaux, ecclésiaux, corporatistes…). La France a été le berceau du droit politique moderne de la souveraineté et le lieu de son exercice, parfois implacable bien sûr, mais dont on ne peut nier la prégnance historique. La souveraineté est une et indivisible, elle s’exerce dans l’Etat et par lui, que le prince soit le monarque ou le peuple lui-même.
A l’âge démocratique, la souveraineté est donc indissociable du peuple. C’est lui qui la détient et l’exerce directement ou par ses représentants élus. Cela pourrait se faire au niveau européen bien évidemment. Mais à la condition qu’existe un peuple européen, comme il existe, outre-Atlantique, depuis 1787, un peuple américain (sur lequel s’appuie tout l’édifice fédéral américain). Or, un tel peuple n’existe pas en Europe, pas encore si l’on veut être optimiste. D’ailleurs, la Cour constitutionnelle allemande, gardienne du « patriotisme constitutionnel » allemand depuis la reconstruction de la République en 1949, a toujours refusé de reconnaître l’existence juridique d’une telle fiction politique.
Une fois sortie de l’urgence actuelle par des mesures de sauvegarde économique, c’est sans doute par là qu’il faudra recommencer la construction européenne. Très loin de celle des « Pères fondateurs » de l’après-guerre et des Pères fossoyeurs de ces dernières décennies. Par l’ambition d’une Europe des peuples qui aurait vocation à devenir, à terme, une Europe du peuple, lorsque la solidarité et la démocratie seront possibles d’un côté et de l’autre des frontières, lorsque nous aurons converger suffisamment en termes de niveau de vie, de pratiques politiques et « d’habitudes du cœur » selon le mot de Tocqueville. Il s’agira alors de bâtir un Etat européen, une République européenne. Mais qu’elle ne reste pas une utopie, il faudra commencer par se défaire des illusions et des apories de la construction fédéraliste et fonctionnaliste, de la méthode dite des « petits pas », de ces pseudo-avancées technocratiques et bureaucratiques qui ne servent ni l’intérêt des Etats membres ni celui des Européens, de cette Europe conçue d’abord comme un marché avant d’être un espace de civilisation et de puissance. Bref, il faudra avoir le courage de défaire ce qui a été si mal fait.
La crise actuelle peut y aider par la violence du choc qu’elle entraîne. Elle peut aussi faire sortir l’Europe, pour de bon, de l’Histoire, et l’entraîner là où même les tragédies du XXe siècle ont échoué. Alors qu’elle y a encore pourtant toute sa place si l’on considère l’état inquiétant du monde qui l’entoure.
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