Ressac, et l’on songe de suite à toute une poésie océane du XIX° : Hugo, bien sûr, mais tout autant Baudelaire, ou Brise marine, ou le premier poème en vers libre de Rimbaud, jusqu’au méprisant « terriens parvenus » de Corbière. Trois motifs dominent alors : la liberté, le voyage, et l’ailleurs. Rien de tel ici. Le livre de Titus-Carmel est strictement d’une seule situation : une personne immobile regarde les vagues se briser sur une plage de galets.
On qualifie souvent de lyrique la poésie de Titus-Carmel. Et c’est avec raison, tant elle est une écriture du flux rythmique autant que de l’émotion et de la mémoire. Mais c’est tout aussi bien une écriture de la contrainte, du cadre, de la composition. J’ai déjà dit la situation unique tenue sur cent pages ; il faut ajouter l’organisation quasi arithmétique de l’ensemble. Une première partie est une approche, Oppresse du loin montant : dix poèmes en vers libres d’une page chacun. Le cœur du recueil, Variations sur le ressac, est constitué de trente poèmes alternant vers libres courts et pages de prose longue en italiques : creux de vagues, pleins de vagues, houle de texte. Dernière partie, Oppresse du loin descendant, à nouveau dix poèmes en vers libres d’une page chacun. Face à une structure d’ensemble aussi rigoureuse que régulière, je ne parviens pas à départager ce qui relèverait d’un désir esthétique baudelairien (« Je hais le mouvement qui déplace les lignes »), ou d’une nécessité de canaliser l’énergie lyrique, ou d’une volonté de fermer le travail dans une forme posée au départ comme un défi.
Toujours sur ce plan formel, le poète rejoint le peintre pour ce qui est de la série : unité et variations. Quoi de mieux que la succession des vagues pour illustrer cela ? « Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre… » Et dans les poèmes en vers libres de la partie centrale, le poète va plus loin puisqu’il travaille sur une forme de reprise très nettement marquée. Il ne faut pas parler de pantoum, mais plutôt d’une forme de musique répétitive, pages-vagues successives. Pour exemple, les premiers vers des dix premiers poèmes de cette partie : « Où la mer sans défaut avance… », « Où bascule la mer sans défaut… », « Où basculerait une mer sans défaut… », « Là devant la mer se dresse sans défaut… », « Où rompt la mer sans défaut qui se renverse… », « Où verse la mer indocile crantée loin… », « Où se rue la mer crantée devant l’invisible… », « Où bascule la mer devant l’invisible… », « (Ostinato) Où se rue la mer basculant à nos yeux… », « (Ostinato) Où bascule la mer sans défaut… »
Mais en accentuant trop ce travail formel rigoureux, on risque de perdre la vraie force motrice du livre : un face-à-face de l’humain et de l’élémentaire, du monde, ciel/mer. Parfois, cela peut provoquer une forte conscience de la séparation : « Et le dais du ciel illimité accompagnant la course des flots, tendu à craquer comme une gaze au-dessus, se réduit un peu plus encore à ce point de conjonction où ces espaces enfin se rejoignent, et où ta conscience se fond dans l’acquiescement de leurs immensités liées loin de toi – autant dire sans toi. Regarder la mer sera donc pour toi accepter ton bannissement du monde. » Mais le plus souvent, ce contact homme/élément est une confrontation entre la vie limitée, le temps humain, et l’éternité de la matière : « Et nous nous glissons sous la blancheur où la mort se transforme, car ici rien ne commence plus, ni ne s’achève : nous sommes inaudibles dans notre illusion de durer, qui est notre insignifiance, si nous ne nous en doutions déjà, les mots ne peuvent qu’épouser le vent (…) ». « Toujours plus, comme fascinés par la brutale tranquillité des vagues qui déferlent avec tant de régularité, nous mesurons l’inexorable épuisement de notre rêve d’exister en restant dressés là, si orgueilleusement, si pathétiquement vains, face à la mer. »
Enfin, la même expérience peut produire un sentiment de fusion et d’apaisement par la noyade de soi « dans l’histoire du grand sommeil agité du monde » : « On aimerait être sans âge, ou connaître celui des plus anciens coquillages, on souhaiterait n’avoir plus à bouger jusqu’à la fin des mondes, on ne sentirait plus que le silence couler frais dans ses veines, on se serait enfin totalement absenté de soi. »
Certes, on peut par moments trouver juste l’autocritique que se fait l’auteur au détour d’une page : « Trop d’éloquence, souvent. Et le phrasé trop appuyé. » Mais c’est le prix à payer sans doute pour que puisse se développer un lyrisme personnel qui tresse sensation et méditation, rêverie et réel, poésie et pensée. C’est la réussite que l’on retient, en fin de lecture.
[Antoine Emaz]
Ressac - Gérard Titus-Carmel
Editions Obsidiane – 96 pages – 14€