Inutile, donc, de penser qu'on va trouver dans l'étude de Zweig une analyse minutieuse des romans de chaque écrivain. Il y développe plutôt des impressions globales, il tente de saisir et de définir le monde de chacun d'eux, de comprendre ce qu'il a de spécifique.
Pour Balzac, c'est la volonté de puissance par rapport à la société. Ses héros veulent conquérir, arriver, triompher, se saisir de l'argent, de l'estime, de l'admiration, du pouvoir. Un Balzac que Zweig imagine réfugié dans son œuvre contre le réel, rêvant les triomphes ou les échecs magnifiques de ses héros, alors que criblé de dettes, malheureux, pourchassé, il passe ses journées à écrire comme un forçat, sans vivre.
C'est un point commun, d'ailleurs, des trois auteurs analysés ici: ils ont écrit pour gagner de l'argent. Aucun d'entre eux ne fait partie de cette caste des gens aisés qui prennent élégamment la plume pour augmenter leur surface sociale.
Dickens est celui des trois qui a le mieux réussi. Il a été célébré par son pays, il a gagné des sommes folles, il a incarné les traditions anglaises. Mais son rêve, dit Zweig, était médiocre: un cottage anglais tranquille où on prend paisiblement le thé en bourgeois qui jouit de petites rentes, aussi ne ne sauve-t-il que grâce à son humour et à son amour du petit peuple.
Le préféré de Zweig, c'est Dostoïevski, à qui il consacre plus de la moitié de son essai. Dostoïevski, ce génie toujours à la limite de la convulsion, entre extase et anéantissement, humiliation et grandeur, péché et rédemption. Toujours en recherche passionnée de Dieu, doutant de lui, voulant y croire, célébrant la vie malgré sa saleté, sa misère, ses douleurs...
Stephan Zweig, Trois Maîtres, Le livre de poche