On ne se méfiera jamais assez de la prune, et pourtant !
Si le fruit est devenu commun, dès le départ on aurait dû se méfier, certaines prunes sont jaunes, d’autres sont mauves, il y en a de petites et il y en a de grosses, comment se fier quand l’apparence est aussi changeante, il y avait là un premier indice suspect. Pourtant inconsciemment, le bon sens populaire a certainement subodoré une embrouille puisqu’il associe toujours le nom de ce fruit à un évènement négatif.
Se prendre une prune, c’est attraper une contravention, ou éventuellement se prendre un coup de poing. Dans nos campagnes, l’expression « donner une prune pour deux œufs » signifie faire un marché de dupes et une légende rapporte que les Croisés revenant défaits de Damas en Syrie, rapportèrent une variété nommée prunier de Damas. On les dénigra alors, en disant qu'ils étaient allés là bas « pour des prunes », expression signifiant « pour pas grand chose », voire « pour rien ».
S’il en est une qui ne se posait pas ce genre de question, c’est bien la Louise. Les yeux dans le vague, sa tête trop lourde reposant sur sa main, elle en avait oublié d’allumer sa cigarette, trop perdue dans ses rêvasseries. Si un voisin de table lui avait demandé à quoi elle pensait à cet instant, elle l’aurait regardé avec un œil interrogateur, jaugeant d’abord le poids de sa bourse avant d’y aller de sa réplique.
Ce soir la Louise est encline à l’étude, certes ce n’est peut-être pas en ces termes qu’elle exprimerait son état d’esprit du moment, mais elle est décidée à comparer les mérites de cet alcool de prunes servi par le patron avec celui que fabrique ses parents dans leur petite ferme de province.
Dans ce troquet perdu non loin de la rue de la Convention, la Louise a ses habitudes, comme tous les clients d’ailleurs. On n’y vient pas sur invitation, mais les buveurs de passage ne sont pas les bienvenus. Comme dit le patron, « Ici c’est chez moi et je fais ce que je veux ! », ceci expliquant certainement cela, on ne peut pas dire que les affaires marchent fort. Le ténardier n’en a cure, encore un an ou deux maximum et il retourne dans son Cantal natal, « loin de tous ces cons » comme il le répète à l’envie, en regardant ses clients qui lui sourient.
Ce soir il organise une soirée spéciale, il vient de recevoir par des moyens peu avouables, une caisse de bouteilles envoyée par un ancien des lieux, un étranger au nom imprononçable retourné au pays depuis peu, dans cette zone d’Europe centrale un peu mystérieuse dont on a du mal à retenir les noms des pays qui la constitue.
Le troisième flacon est entamé, les joues des buveurs ont cette couleur qu’on attribue d’habitude aux activités de plein air, les esprits sont à la rigolade mais les langues ont de plus en plus de mal à prononcer le nom du breuvage magique inscrit sur les étiquettes, « Slivovic » 45°. Les tournées s’enchaînent, les mots ne remontent plus jusqu’aux lèvres, un silence pesant s’installe dans le débit de boisson. Si des claquements de langues expriment le contentement et un doigt levé signifie du rab’, la communication réduite à son strict minimum invite chacun au recueillement. Les adeptes de la consommation au comptoir s’escriment à conserver leur dignité en se cramponnant discrètement au zinc, tandis que les petits joueurs ou les dames, comme Louise, se laissent aller à la somnolence, vautrés sur la banquette unique qui court le long du mur, face au maître des lieux.
Les yeux mi-clos, Louise repense à son enfance et à ses parents, à cet alcool que son père distillait dans leur ferme et lui reviennent en mémoire, ces paroles qu’il répétait sans cesse quand il s’activait près de son alambic, « On ne se méfiera jamais assez de la prune, et pourtant ! »
Manet La Prune (1878) – Huile sur toile 73,6 x 50,2cm – Washington DC, National Gallery of Art