Parcourir la ville. Passer d’une rue à une autre et s’attacher à leurs noms même si on ne les connaît pas, même si on les connaît plus. Marcher de long en large. Passer dans les recoins. Sentir de ses pas la présence de la ville, sa pesanteur: lieu pour des anonymes. Lieu occupé. Lieu d’occupation. Une seconde nature.
Habiter une ville, c’est y tisser par ses allées et venues journalières un lacis de parcours très généralement articulés autour de quelques axes directeurs. Si on laisse de côté les déplacements liés au rythme du travail, les mouvements d’aller et de retour qui mènent de la périphérie au centre, puis du centre à la périphérie, il est clair que le fil d’Ariane , idéalement déroulé derrière lui par le vrai citadin, prend dans ces circonvolutions le caractère d’un pelotonnement irrégulier. Tout un complexe central de rues et de places s’y trouve pris dans un réseau d’allées et venues aux mailles serrées; les pérégrinations excentriques, les pointes poussées hors de ce périmètre familièrement hanté sont relativement peu fréquentes. Il n’existe nulle coïncidence entre le plan d’une ville dont nous consultons le dépliant et l’image mentale qui surgit en nous, à l’appel de son nom, du sédiment déposé dans la mémoire par nos vagabondages quotidiens. Le Paris où j’ai vécu étudiant, que j’ai habité dans mon âge mur, tient dans un quadrilatère apputé au nord à la Seine, et bordé presque de tout son long au sud par le boulevard Montparnasse : tout autour de ce cœur que mes déambulations réactivent jour après jour, des anneaux concentriques d’animation pour moi seul décroissante sont peu à peu gagnés, vers la périphérie, par l’atonie, par une indifférenciation quasi totale. Ce sont les chambres centrales du labyrinthe qui exercent sur l’homme de la ville leur magnétisme, ce sont elles qu’il revisite indéfiniment, une couche isolante dont le rôle est d’enclore le cocon habité, d’interdire toute osmose entre les campagnes proches et la vie purement citadine qui se verrouille dans le réduit central.
(Julien GRACQ)
La ville n’est pas l’intelligence collective ou la sagesse des foules, comme s’il fallait orienter l’agglutination des anonymes selon une direction, une économie du gain ou de la perte qui suppose toujours qu’on a le choix entre être avec les autres et être seul (qu’est-ce que je gagne? qu’est-ce que je perd en étant en société?). La question théorique fait une incursion dans le champ de l’expérience et le renverse [1] L’opposition entre l’être-ensemble et la solitude est une abstraction. Il suffit de marcher dans une ville pour ressentir l’inextricabilité des deux, l’inextricabilité entre l’anonyme et l’identité, l’ignorance et la connaissance, l’artifice et la phusis.
C’est pourquoi la ville est un paradigme pour les médias numériques. La ville pose dans ses tensions dépassant les dialectiques convenues, l’expérience et la phénoménologie du numérique. Et Jeffrey Shaw est sans doute l’artiste (avec Matt Mullican mais selon des optiques forts différentes par rapport justement au langage) qui a le plus problématisé ces frontières de la ville en tentant de proposer des installations qui “répètent” l’émotion de la dérive urbaine. La ville a un plan, les rues s’enchainent les unes aux autres, mais ce plan ne répond à aucune intentionnalité autoritaire [2]
Notes:- C’est la question de Rousseau dont il faut se séparer en relisant De la grammatologie. Il y a en ce livre la critique d’une certaine conception sociologique qui est aussi une certaine conception du langage et de l’ontologie. ↩
- Les systèmes totalitaires ne savent pas imaginer les villes. Les villes totalitaires sont inhabitables. ↩