Facilités de langage

Publié le 05 septembre 2007 par Gregory71

Sans doute pouvait-il parler pendant des heures d’un sujet d’actualité, d’un phénomène esthétique, d’un livre ou de la pratique artistique d’un autre. Sans doute sa parole était-elle agile et circulaire. Il savait comment construire un raisonnement, enchaîner les idées, effectuer des rapprochements inattendus en revenant sur un point précis déjà abordé. Il savait proposer un nouveau concept à l’intelligence de son interlocuteur,  attirer son attention sur une sensation infime. Il cherchait à sentir la vibration de l’autre.
Mais dès qu’il lui fallait parler de ses images, argumenter sur ce qu’il faisait, dès qu’il fallait répondre à la question “Qu’est-ce que tu fais?”, il désirait se taire. Non pas qu’il n’était pas doué de parole pour présenter son travail, mais il refusait cette facilité en estimant sans doute, un peu naïvement, que les champs d’opérations de sa pensée et de ses images étaient profondément hétérogènes, et que c’est par cette hétérogénéité qu’un dialogue était justement possible. Et puis en répondant à cette question il lui sembait se transformer en représentant de commerce. Il n’aimait pas l’égocentrisme qu’il observait chez d’autres qui n’avaient pour seul intérêt que leurs propres pratiques artistiques et qui, quand on les lançaient sur ce sujet, ne s’arrêtaient pas, parlaient, parlaient comme un monologue. L’art, ce qui restait de ce mot, de ce fantasme, lui semblait être exactement le contraire. Non pas l’ego, le Soi propre, mais l’autre, toujours et encore, l’autre inanticipable, l’autre à venir, fut-ce dans le mutisme.
Il trouvait dans cette concentration sur soi quelque chose de vulgaire et surtout de radicalement opposé à ce qu’il percevait de son faire qui semblait tendre vers quelque chose d’anonyme, de désincarné, sans identité véritable. Il avait ainsi du mal à subsumer son travail sous des catégories, des thèmes, des problématiques. Il n’était pas de ceux travaillant toute leur vie sur un univers précis, sur une esthétique. Il s’imaginait en voyageur arpentant un sol inconnu et instable (une banquise?) ou en chercheur inventant une discipline incertaine, se dépaçant au gré du monde plutôt qu’au gré de sa subjectivité. Sans doute ne croyait-il pas à l’identité donc à l’expression comme sortie hors de soi, bien sûr l’expression sous un autre mode pouvait exister, mais il lui semblait alors, sans doute se trompait-il, que l’expression était simplement l’instanciation d’un manque, d’un place vacante que le regardeur pouvait approcher.
Images et pensées composaient un dialogue, mais il ne voulait pas que sa parole soit au service de ses images, utiliser sa puissance de feu conceptuelle pour démontrer combien sa pratique était intéressante. Cette servitude de la parole était finalement une servitude des images, instrumentalisées pour qu’une personne puisse attirer l’attention sur soi, la figure de l’artiste romantique avec ses fulgurantes intuitions, ses rires, ses regards lointains. Il y aurait eu là une prétention vulgaire. Lui-même n’était pas persuadé de ce qu’il faisait. C’était fragile et sans importance dans un monde médiatique. Il souhaitait lâcher prise, ne pas protéger ses images, les abandonner. Il n’avait aucune affection à leurs égards.