Avec l’émergence du réseau Internet, de nouvelles formes de constitution de la connaissance sont apparues. Si elles miment encore les règles de la connaissance encyclopédique dans Wikipedia par exemple, les articles devant être recoupés d’autres publications et sources, il ne fait pas de doute que c’est tout l’édifice typologique (qui fait quoi?) de la culture qui est transformé par le rôle croissant des amateurs d’une façon que nous avons encore du mal à anticiper.
Dans ce cas, comme dans beaucoup, la sphère artistique peut servir de symptôme à une situation sociologique plus étendue. Ainsi, la structure classique de l’exposition est mise en jeu par ces nouvelles formes culturelles. Le commissaire est celui qui choisi les oeuvres selon un axe, une thématique, une problématique, une théorie. Les travaux artistiques sont sélectionnés au regard d’une finalité fixée par le commissaire qui est réputé être un expert en une matière donnée. L’expert c’est celui qui a autorité sur quelque chose du fait d’une expérience (expertus, qui a éprouvé), qui est habile (peritus) de quelque manière. L’action du commissaire consiste à sélectionner, à distinguer le vrai du faux, le beau du laid, et ceci grâce à une échelle de valeur déterminée de façon théorique et langagière. L’expert va classer des langages par rapport à un métalangage qui surplombe les langages singuliers et qui est en ce sens une extériorité lui permettant d’observer du dehors le dedans de façon juste c’est-à-dire “neutre”. Il règle le différend esthétique en répondant à la question: Que percevoir?
A une époque où le niveau de scolarisation augmente, où les ouvrages sont accessibles, où le niveau de connaissance s’accroît, où les disciplines se multiplient et se spécialisent, on peut s’interroger sur le bien-fondé du métalangage de l’expert-commissaire. Qui peut aujourd’hui se revendiquer d’une connaissance assez forte pour faire des choix? Qui a éprouvé l’art de manière à proposer son regard, sa problématique, sa thématique à la sensibilité d’un public? Il va de soi que le rôle du commissaire est hérité des siècles passés et est solidaire de l’espace neutre de la galerie et du musée. L’autorité du commissaire est fonction de la monstration dans un espace sacré qui suspend les réflexes sociaux. Et si la modernité avait déjà questionné cette autorité, on peut s’interroger à présent pour savoir comment une telle structure autoritaire pourrait être à même de simplement écouter ce qui arrive aujourd’hui. Est-il possible que l’expert, du fait de sa structure langagière même, puisse donner à voir au public une époque qui met justement en cause le rôle de toute autorité?
Cette contradiction est sans doute la cause de l’académisme croissant dans le champ de l’art contemporain. De nombreuses expositions ne font que répéter une époque déjà passée qui persiste sans doute mais seulement comme une ombre. De sorte que les travaux artistiques choisis le sont seulement comme une confirmation d’une autorité simplement survivante.
Ne faudraut-il pas alors proposer de nouvelles façons d’opérer dans le champ artistique? Si l’on veut être attentif aux phénomènes contemporains, n’est-il pas indispensable dans un premier temps de défaire ses habitudes de commissariat, de déconstruire cette autorité langagière, et d’ouvrir simplement la discussion à la limite de sa connaissance? Ne faudrait-il pas chercher dans les oeuvres, non une confirmation d’une théorie préexistante, mais un défi lancé à celle-ci?
La notion qui s’oppose à l’expert est l’amateur. Si l’expert est au singulier, les amateurs sont au pluriel, ce sont des multiplicités car avec eux aucun langage ne vient prendre le dessus sur un autre, et ceci avec bien sûr les risques de cacophonie, de répétition, d’incompréhension et d’échec. L’amateur est celui qui a un goût vif pour une chose et qui n’en fait pas profession. C’est aussi celui qui a un talent médiocre. Amateur provient d’amatore qui signifie amour. Personne ne reconnaît l’autorité d’un amateur, c’est l’amateur qui décide de son affinité avec un objet donné.
Toutefois la notion d’amateur s’enrichit depuis 20 ans au moins de dimensions pratiques inconnues et ceci grâce à l’usage du numérique. Le modèle de l’amateur est le DJ qui àl’origine n’est pas un musicien mais passe simplement des disques dans une fête. Or le DJ est devenu progressivement un producteur de nouvelles musiques en mélangeant des musiques existantes, en les retravaillant par les techniques analogique et numérique. Il a inventé une nouvelle topologie, le home studio, qui vient remplacer l’atelier, c’est-à-dire un espace qui était uniquement dédié à l’exercice d’une profession. Le home studio met en jeu la frontière entre la vie du domicile et la vie professionnelle. Pourquoi écrire de nouvelles musiques quand il existe déjà un stock si important? Pourquoi en ajouter alors qu’avec ce que nous avons sous la main, stock de mélodies, de notes et d’instruments quelconques, nous pouvons en produire de nouvelles? Le DJ répond au sentiment d’épuisement face à la reproductibilité culturelle.
Le modèle de l’amateur inventé par le DJ s’étend à présent dans les arts visuels: pourquoi ajouter encore des images alors que le stock est déjà important? Notre rôle ne serait-il pas à présent de simplement articuler des images déjà existantes et de montrer que c’est dans cette réarticulation qu’une esthétique nouvelle s’invente? Et ce n’est pas simplement un mélange d’images diverses redevables de la tradition du collage et du stock footage, car l’usage de l’ordinateur permet de coder, c’est-à-dire de mettre en langage des variables dont l’expression formelle n’est pas l’expression d’une volonté individuelle, celle de l’artiste, mais la variation autour d’une intentionnalité plus vague, plus générale, moins déterminée qui est celle d’une écriture de code qui rend possible sans rendre nécessaire d’avance les formes données à la perception.
L’amateur est celui qui aime et dont l’amour fait trembler la distinction entre l’observation de l’objet aimé et la création de celui-ci. L’amateur est celui qui en répétant, et on connaît la relation du désir à la répétition, produit une différence qui est individuation: prendre une image la mettre dans un nouveau contexte pour la modifier. Cette pratique est celle inaugurée par le salon des Incohérents et à sa suite par Marcel Duchamp, et remarquons qu’elle n’est pas sans rapport avec la technique. Le readymade c’est un objet manufacturé le plus souvent, parce que cette standardisation de la production est aussi une répétition différentielle, tout comme le désir de l’amateur. Marcel Duchamp pourra être à sa manière le modèle de l’amateur et ceci en deux sens: il a refusé de faire de l’art son métier, lors d’une discussion il ne s’opposait jamais à son interlocuteur sans doute parce qu’il ne croyait pas à l’autorité et au métalangage de l’expert.