La satire politique a toujours été de tradition en France. De Rabelais à Coluche, en passant par Voltaire et Patrick Rambaud, les écrivains et les humoristes se sont toujours moqués des gens de pouvoir, princes, barons, évêques. C’est là un héritage de la Grèce antique (songeons à Aristophane) et de Rome (pensons à Juvénal). L’exercice de la satire peut être considéré comme un baromètre de la démocratie et de la liberté d’expression. Mais, de nos jours, ce genre littéraire connaît de plus en plus d’avis de tempête. On ne raille plus, on ne brocarde plus, on ne rigole plus !
Récemment et à plusieurs occasions, les intégristes se sont ainsi insurgés, parfois avec violence, contre toute forme de persifflage à l’égard des religions auxquelles ils croient. Mais ils ne sont plus les seuls à prétendre limiter la liberté des artistes et des auteurs ; d’autres intégristes les ont rejoints, ceux de la bien-pensance. L’écrivain Patrick Besson vient d’en faire les frais, à la suite d’un billet publié dans l’hebdomadaire Le Point, intitulé « Eva Joly, présidente de la République ». Le chroniqueur, dans un texte de pure fiction, rédige le discours que pourrait prononcer la candidate d’Europe Ecologie Les Verts (EELV), après avoir été élue à la magistrature suprême à la faveur de la disparition accidentelle des autres candidats. Dans ce papier, Besson prend le parti d’imiter l’accent norvégien d’Eva Joly :
« Zalut la Vranze ! Auchourt'hui est un krand chour : fous m'afez élue brézidente te la République vranzaise. Envin un acde intellichent te ce beuble qui a vait dant de pêdises tans son hisdoire, sans barler éfitemment te doudes les vois où il a bollué l'admosphère montiale afec tes essais nugléaires, mais auzi les lokomodives à fapeur, les hauts vournaux, les incenties de vorêt, les parbekues kanzérichênes tans les chartins te panlieue, chen basse et tes meilleures, che feux tire tes bires, tes peilleures c'édait te l'humour, parze qu'il ne vaut bas groire que l'humour z'est rézerfé aux Vranzais te souche. […] »
On trouvera l’intégralité de ce billet en cliquant ici. Eva Joly a, à plusieurs reprises, évoqué elle-même son accent, partie intégrante de sa personnalité, à l’image de Jane Birkin ; or, ne voilà-t-il pas que ce texte, qui relève du registre légitime de l’humour et de la satire politique, déclenche depuis quelques jours toute une série de protestations indignées chez une poignée de bonnes âmes ! L’association SOS Racisme, que l’on connut mieux inspirée dans ses combats, s’insurge contre un édito « indigne » :
« SOS Racisme ne peut que noter la dérive nauséabonde du texte, tournant en "dérision" l’accent d’une candidate à l’élection présidentielle.
En effet, pour SOS Racisme, ce pamphlet ne relève pas de la simple maladresse ou d’un humour (des plus douteux) mais bien d’une vision à connotation xénophobe.
Rappelons que l’extrême-droite française, à la fin du 19ème siècle, attaquait Léon Gambetta sur son accent toulousain qui autorisait ces forces extrémistes à renvoyer un homme politique de 1er plan à une illégitimité à gouverner la France. Patrick Besson semble s’inscrire dans cette tradition dont nous ne pensions pas qu’elle trouverait une tribune dans un hebdomadaire tel que Le Point. »
A son tour, François Delapierre, le directeur de campagne de Jean-Luc Mélenchon, y va de son communiqué :
« Je sors consterné de la lecture du billet de Patrick Besson sur Eva Joly dans Le Point de cette semaine où il invente un discours de présidente ridiculisée par un accent norvégien (ou allemand ?). En réactivant le spectre du « boche » au détriment d'une compatriote, M. Besson fait preuve d'une xénophobie insupportable. Il manifeste un communautarisme atterrant en effaçant les propos d'Eva Joly derrière son origine. Il sous-entend que les Français nés ailleurs ne sont pas des citoyens à part entière. Il souffle sur les braises de l'affrontement entre les peuples alimenté par la crise comme par la dérive autoritaire de l'Union Européenne. Ce n'est pas simplement grotesque, c'est criminel. »
Naturellement, pour ne pas être en reste, Cécile Duflot, secrétaire nationale d’EELV, s’est, elle aussi, fendue d’un commentaire :
« Dans un éditorial paru dans Le Point de vendredi dernier, Patrick Besson s’est livré à une chronique visant à stigmatiser ironiquement la candidature d’Eva Joly à l’élection présidentielle. Sauf que loin de traiter par l’humour un différend politique, M. Besson s’est attaqué à la personne d’Eva Joly, à son accent et à ses origines. L’édito n’est pas seulement pas drôle, il est l’expression ouverte de propos xénophobes à l’encontre d’une candidate à l’élection présidentielle qui représente l’ensemble des écologistes. […]. Deux jours après la publication, il aurait été possible à son auteur et à ceux qui l’ont publié de se rendre compte de l’outrage fait non seulement à une personne mais à des valeurs. À ce jour, aucune excuse et les condamnations sont marginales. Il est pourtant des limites en démocratie que l’on ne doit pas franchir si l’on croit encore en ses vertus et ses valeurs. […] Au nom d’Europe Ecologie les Verts, je demande des excuses publiques de Monsieur Patrick Besson et de son journal à Madame Eva Joly. »
Patrick Besson devrait donc faire acte de contrition (dans le plus pur style des autocritiques staliniennes) car ses propos seraient « xénophobes », « criminels » et « racistes », trois épithètes fortes et autant d’accusations graves portées sur un texte qui relève de la seule satire politique. Or, ces accusations abusives présentent un danger évident : à force de crier à la xénophobie (et, pourquoi pas ici, à la « norvegophobie » ?) à toute occasion, ne risque-t-on pas de décrédibiliser une juste cause, de la banaliser assez pour faire perdre toute crédibilité à l’argument le jour où une alerte sérieuse se présentera ? D’ailleurs, si l’article du Point se révèle aussi « criminel » que le prétendent ces vestales moralisatrices, que ne saisissent-elles les tribunaux plutôt que d’exiger des excuses ? L’arsenal législatif ne manque pas de textes pour faire condamner les propos xénophobes.
Car l’image qui nous est aujourd’hui montrée, de l’antiraciste bien-pensant, du politicien politiquement correct et l’écologiste vertueuse, tous trois agenouillés en dévotion devant l’autel de sainte Anastasie, patronne des censeurs, est assez cocasse. Cette allégorie ferait un beau sujet de pendule à poser sur une cheminée Louis-Philippe entre deux candélabres… Elle trahit la conception on ne peut plus restrictive que ces responsables ou leurs organisations ont de la liberté d’expression.
Elle apporte enfin et surtout une nouvelle preuve que censure et inculture cheminent toujours de concert. Il faut en effet être passablement inculte (ou feindre de l’être) pour ne pas avoir identifié la démarche de Patrick Besson. Car ce fin lettré s’est adonné, dans les colonnes du Point, à un exercice littéraire que Paul Reboux appelait « A la Manière de… » et qui consiste à pasticher un écrivain célèbre, en l’occurrence, ici, Honoré de Balzac. Dans plusieurs tomes de la Comédie humaine, le romancier, on le sait, fit parler ses personnages en reproduisant leur accent d’origine. Tel est le cas de Wilhelm Schmucke, maître de chapelle du margrave d’Anspach, que l’on retrouve dans Le Cousin Pons, Splendeurs et misères des courtisanes ou Une Fille d’Eve. Tel est encore le cas du baron Frédéric de Nucingen, présent dans de nombreux romans, dont La Maison Nucingen, Le Père Goriot et Splendeurs et misères des courtisanes. Un extrait de ce dernier livre en apporte la preuve :
« Affant te tonner sainte cente vrans à ein trôle gomme Gondenzon, ch’édais pie naisse te saffoir s’il lès affait cagnés… Chai zimblement tidde au brevet de bolice que che zoubhaiddais ambloyer ein achent ti nom te Beyrate à l’édrancher tans eine mission téligade, et si che bouffais affoir en loui eine gonffiance ilimidée… Le brevet m’a rébonti que visse édiez ein tes plis hapiles ômes et tes plis ônêdes. » (La Comédie humaine, collection « La Pléiade », éditions Gallimard, 1996, tome VI, p. 542).
Les censeurs en viendront-ils à exiger, non des excuses, puisque l’auteur n’est plus là pour en donner, mais des coupures dans les différents volumes de la Comédie humaine, au nom de la lutte contre la « xénophobie », le caractère « anti-boche », voire l’antisémitisme (car Nucingen était un Juif converti, mais ces histrions l’ignorent sans doute) de ce monument de la littérature française ? S’ils suivaient leur logique et le faisaient, on pourrait leur prédire un beau succès… de ridicule.
P.S. A lire également un fort judicieux billet d'Antennerelais daté du 3 décembre, qui fait également référence à Balzac que l'on peut retrouver en cliquant ici.
Illustrations : Honoré Daumier, gravure, 1850 - Anastasie, carte postale - Granville, La Censure, gravure, 1832 - Honoré de Balzac, gravure.