Je n’avais jamais pensé m’installer ailleurs qu’à Paris. Chaque fragment de cette ville, chaque détour de rue m’est connue. Je me souviens avoir arpenté en rollers Paris avec mon cousin des week-ends durant. Nous roulions des heures entières, perchés sur nos roues, gagnant quelques centimètres de hauteur et ne risquant rien. Nous avions 10 ou 11 ans, je crois. Nous allions à République, sur les grands boulevards. Parfois nous poussions jusqu’aux Champs-Elysés. Nous aimions l’atmosphère de cet endroit dédié uniquement aux touristes et aux badauds, avec les galeries marchandes, les trottoirs larges, les premiers fast-food parisiens. Un jour nous avions trouvé dans les poubelles d’un grand hotel, le George V peut être, des journaux distribués gratuitement aux clients. Il y avait Gainsbourg en couverture. Nous les avions amenés sur la grande avenue pour les vendre et nous avions été heureux de récupérer une centaine de francs de notre labeur. Philippe avait été très doué à héler le passant. Il riait et moi j’étais heureux.
Puis ce fut la période des pochoirs, à 12 ou 13 ans. Nous avions abandonnés nos rollers. Nous passions les nuits dehors avec nos bombes de peinture et nos cartons tout collants que nous déchirions à coup sûr. Il y avait le petit frisson de l’interdit, l’inscription qui nous semblait éternelle sur les murs. Les journées étaient dédiées à la découpe si difficile. Chacun essayait de faire la forme la plus complexe. On murmurait les noms de Miss.tic, Marie Rouffet, Blek et d’autres encore. Découverte d’un autre monde, d’un monde nocturne. Autre population. Autres rencontres.
Nous commencions à aller aux concerts, à constituer des bandes, à éviter certains quartiers tenus par les skinheads: le 7e, 14e et 15e arrondissements, des lignes de métro. Clignancourt était le lieu de réunion le samedi et le dimanche. Il y avait Jacky où tout le monde allait se faire couper les cheveux. Nous attentions sagement des heures entières devant la porte du petit coiffeur. Nous observions quelques anciens Black Panthers avec admiration, imaginant des exploits dont nous ne savions rien. Le passé était nécessairement mythique. Les concerts était à 15 ou 30 francs. Il y avait la salle de Raymond-Losserand, le théâtre Dunois, le Gibus et l’Elysée-Montmartre, parfois un parc en banlieue. Nous allions de fête en fête dans les quartiers chics. Nous passions nos nuits dehors, nous réveillant au petit matin derrière le forum des Hallles, cherchant quelques mégots que d’inattentifs passants avaient jetés.
Jamais je n’avais pensé vivre ailleurs qu’à Paris. La question se pose aujourd’hui. Je vis à Montréal. Il n’y a pas de réponse définitive, habiter est simplement temporaire que ce soit à l’endroit qui a tissé vos souvenirs ou dans cette ville étrangère que vous aimez. Il y a l’affinité avec ce nouveau lieu et avec ses habitants, les sourires échangés quotidiennement avec des inconnus, une habitude que vous aviez perdu à Paris. Il y a ce lieu dont jamais vous ne ferez la cartographie d’enfance. Vous vous tenez donc au présent que vous partagez avec elle. Vous vous réveillez toujours plus tôt. Vous pouvez la regarder quand elle ignore encore votre regard et qu’elle est vraiment elle-même dans le sommeil.