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Dépositaires

Publié le 28 septembre 2007 par Gregory71

Des gens me parlent, connus ou inconnus. Ils m’adressent la parole et je les écoute, parfois contre mon gré. La plupart du temps, nous ne nous disons rien ou si peu de choses, nous bavardons, raisonnons, tenons à des points de vue que nous croyons être les nôtres, essayons de paraître plus intelligents que nous ne le sommes sans doute. Nous oublions ce que nous disons à mesure que nous prononçons les mots. Rarement quelque chose se dit, une phrase surprenante qui concerne celui qui le dit et qui souvent engage celui qui entend. Certaines phrases construisent notre mémoire.

Cela peut être un projet d’existence, “Faisons un enfant”, un nouveau concept encore indistinct qui va germer ou une position, c’est-à-dire l’affirmation parfois brutale d’un rapport à soi donné dans la parole à l’autre. Ce que je nomme ici position est souvent incompréhensible pour un auditeur extérieur car elle engage une grande partie de la relation intime entre deux personnes, le corps même, et emporte avec elle des implicites qui ne sont pas toujours reconnus comme tels.

Donc voici une phrase “De toute façon, jamais je ne lui pardonnerais”. Nous n’en expliquerons pas précisément le contexte ni le sens. C’est une phrase-position très dure, exprimée à la suite de la tentative de suicide d’une personne proche. Cette phrase a été dite au téléphone, à distance. Elle vous a fait vomir immédiatement après avoir raccroché le combiné, tellement sa position est compacte, ardue, singulière. Car que voulait-elle dire finalement cette phrase? Je ne lui pardonnerais jamais les raisons de sa tentative de suicide? Je ne lui pardonnerais jamais malgré le fait qu’elle s’excuse par cette tentative de suicide? Je ne lui pardonnerais jamais car peu m’importe cette tentative? Que veut dire ici “de toute façon” si ce n’est cette position à soi, à l’autre et au pardon? Qu’est-ce donc alors que le pardon d’avance refusé, de toute façon, quelque soit les conditions? Pourquoi donner son pardon pour immédiatement après en retirer jusqu’à la possibilité puisque “de toute façon” c’est impossible? Cette question du pardon n’est pas simplement un jargon derridien, c’est une phrase dite, prononcée, exprimée et destinée. Et je garde un doute quant à ce qu’elle signifie finalement cette phrase car je sais bien, comme chacun, la différence entre l’intentionnalité de l’adresse et la capacité de l’écoute, le décalage entre ce qui se dit de la bouche et ce qui s’entend des oreilles, cet écart constitutif de notre relation à l’autre, des mésententes et des désaccords, des “inentendus” et des répétitions.

Cette phrase, une phrase, est prononcée et vous vivez avec pendant des années. Ce n’est pas une obsession mais vous y pensez un peu chaque jour parce qu’elle vous a marqué. C’est un de ces phénomènes qui accompagne votre existence, le matin en se levant, dans la journée parfois. Tout ce petit tissu de mémoire que chacun porte en soi. Vous êtes surpris d’avoir aimé une personne qui a un moment a pu dire une telle phrase. Vous vous reprenez: le moment de l’amour et le moment de cette phrase n’étaient pas identiques. Mais il n’y a pas de fin de partie avec cette phrase que vous vous répétez un peu, un tout petit peu chaque jour, car il y a le “de toute façon” qui justement engage un infini, quelque chose d’irrémédiable. Peu importe les façons dont vous vous y prendrez, il n’y aura aucun pardon. Fin de partie qui engage une (autre) partie infinie. Refuser le pardon est encore une promesse de tenir.

Donc cette phrase vous en êtes dépositaire. Elle revient. Vous l’analysez certes, mais ce qui importe c’est que vous sentez qu’elle pointe vers ce qui de l’autre et de vous fait écart, fait distance, infiniment. Cette phrase est terrible, elle est pour vous le mal, égoïsme face à l’autre radicalement démuni, en risque concret de mort, palpitation du vivant qui encore tient, de toute façon. Elle rature pour vous l’éthique de l’oubli de soi quand il y a le risque d’une telle disparition: ne pas penser à soi quand l’autre se meurt, s’oublier absolument. On n’apprend à vivre que de cette possibilité de mort. Vous reconnaissez l’idéalisme d’une telle position, le “de toute façon” de cette posture, mais elle engage votre action. Vous vous êtes toujours comporté de cette manière, alors peu importe.

Un jour, à sa demande, vous lui reparlez de cette phrase, vous lui répétez. Elle ne s’en souvient pas. Elle ne l’a jamais dite. Vous l’avez inventé. Vous êtes sûr de vous. Elle a été dites, prononcée. Vous n’avez pas de preuve écrite, mais vous vous en souvenez, elle non. Le doute ne peut pas être levé, incertitude sur le contenu de ce qui a été dit parce que ce qui engage un destinataire et un destinateur dans l’acte même du langage est cette incertitude entre ce que j’envois (et dont je ne suis pas même sûr, le langage est un héritage et une intentionnalité) et ce que je reçois (et qui varie selon les époques où je me rémémore ce qui m’a été dit). Et à quoi sert une “déposition” si ce n’est justement régler une bonne fois pour toute ce qui a été dit? La déposition est une trace écrite, reconnue par une autorité qui peut après-coup répéter ce qui a été dit en donnant la preuve que cela a bien été dit. La déposition règle le différentiel des mémoires, ce dont je me souviens ce n’est pas ce dont tu te souviens. Et cette différence engage toute le champ socio-politique dans un paradoxe, il est ce qui oblige à être avec les autres et ce qui le refuse.

Un jour vous êtes devenu le dépositaire d’une parole qui n’était pas la vôtre. Vous êtes le seul à vous en rappeler. Celle qui l’a dite ne s’en souvient pas et vous ne pouvez pas mettre cela sur le compte d’un refoulement, c’est-à-dire d’un oubli qui constitue encore une intentionnalité, certes dissimulée mais signifiante. Vous êtes le dépositaire de ce “toute façon”, c’est vous qu’il engage, pas l’autre. Il y a les positions qui expriment le lieu de l’autre dit par l’autre. Il y a les dépositions qui déposent un lieu dans un espace reconnu par une autorité qui sera à même de répéter ce lieu, de le représenter. Il y a enfin les “positaires” qui sont des paroles destinées et répétées par celui qui les entend dans l’oubli de celui qui les a dites. La relation entre les positions, les dépositions et les positaires définissent le différentiel du langage en tant qu’il est expression et écoute.

Nous ne cessons d’être les dépositaires les uns des autres. Nous sommes la parole oubliée par l’autre qui revient. Nous sommes des revenants, et ce n’est pas même nous qui revenons.


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