Nombreux sont ceux, cinéphiles, spécialistes en arts visuels, critiques littéraires qui dénient aux nouveaux médias toute singularité. Ramenant l’ordinateur à un gris-gris technologique relevant de la mystification esthétique, ils estiment que celui-ci ne fait au mieux que répéter le caractère non-linéaire de nombreuses productions désormais classiques.
Mais la non-linéarité dont ils parlent est d’un ordre différent de celle que nous développons. Elle est en effet subjective au sens où si un film peut utiliser les aller et les venues, les réminiscences, les troubles aux frontières de la mémoire, une certaine déconstruction, et ne se présente jamais comme quelque chose de pleinement linéaire parce que le temps cinématographique est fait d’ellipses (c’est le sens de 5 Year Drive-By de Douglas Gordon qui remet du temps linéaire là où la temporalité est reconstruite), le support est bel et bel linéaire et défile à 24 images secondes. Un livre pour sa part peut être consulté de façon non-linéaire, mais la page 224 comportera toujours les mêmes signes. On peut donc considérer que les supports classiques selon leur itérabilité. De sorte que la non-linéarité doit être considérée comme l’écart entre la linéarité du support qui fait revenir le même et ce dont on parle et dont les lacunes reconstruites par le lecteur ou le regardeur permettent de construire des bonds et des déplacements dans le temps.
Avec les nouveaux médias, la non-linéarité n’est plus simplement celle d’un écart entre ce que l’on perçoit et ce que l’on peut percevoir, mais devient quelque chose de matériel et d’objectif. C’est le support lui-même, dont l’accès non-linéaire et les capacités combinatoires, permet de donner lieu à des événements uniques qui ne se répéterons jamais. Ce qui est étonnant là, c’est qu’alors que la critique classique estime que les arts numériques manquent d’aura, on peut penser que c’est bien au contraire le cinéma, par exemple, qui en pouvant se répéter de séance en séance est une reproduction alors qu’avec l’ordinateur il est possible de créer un son, une image qui jamais ne reviendra, et d’en créer encore et encore. Ces insularités esthétiques uniques déstabilisent le regard, nous ne savons plus que voir car nous n’avons plus notre place, celle du regardeur, qui se tenait entre le support et le référent.
En ce sens, la non-linéarité s’objective en quelque sorte et l’exemple le plus frappant de cela consiste sans doute en ce qu’avec les nouveaux médias, je peux produire des fictions sans fin, des fictions dépourvues de narration. Cette infinitude n’est pas simplement une métaphore, comme quand Borges parle du système de renvois de la bibliothèque de Babel, car il est matériellement possible de produire une oeuvre qui ne s’arrête jamais, qui produit encore et encore du nouveau. Ce nouveau a étrangement le caractère d’une répétition car d’une part il est dépendant d’un programme, c’est-à-dire d’une structure langagière (va chercher dans flickr les images qui correspondent à tel mot-clé, par exemple) qui est une méta-esthétique. D’autre part, parce qu’il est sans fin nous n’avons plus la même attente que face à un film, nous ne nous identifions plus, le pacte mimétique est brisé, n’attendant rien, il ne se passe rien. Il en va sans doute d’une esthétique du neutre.
On peut s’interroger sur la nouvelle posture du spect-acteur dans de tels dispositifs. Que voit-il quand le temps de ce qu’il regarde ne dépend plus de son regard? Quand son regard ne fera jamais le tour de tout ce qu’il y aura à voir? Que se passe-t-il quand on ne peut jamais dit: “je l’ai vu” au sens où j’ai tout vu? C’est un bouleversement radical de l’esthétique qui est aujourd’hui quasiment impensé.
Cette quasi-objectivité numérique met bien sûr en jeu l’esthétique car est-ce encore de la perception, ce jeu infime en le perçu et le perceptible, quand le temps de la fiction me dépasse? Ce n’est plus l’esthétique telle que nous la connaissons, mais c’est encore de l’esthétique car il y a bien quelque chose à percevoir aux marges du phénomène. Ce temps qui nous dépasse signale en creux notre temporalité, face à une oeuvre numérique dont jamais je ne pourrais faire le temps, il y a mon tour, ma place, là, cet endroit où je suis. L’existence en creux. Expérience de la déception peut être (”je n’ai rien vu”), expérience de la finitude (”je n’ai presque rien vu”), expérience qui ne permet aucune maîtrise, aucune main-mise, ceci venant peut être expliquer le désintérêt de nombreux critiques qui perdent brutalement leur autorité à dire et à expliquer. Les oeuvres numériques semblent trop complexes, trop indirectes, elles supposent des explications, sans doute parce qu’elles produisent des perceptions à partir du langage, des processus donc.
Il s’agit pas de mettre des fictions anciennes dans la boîte du numérique, la notion de cinéma interactif est simplement un anachronisme, mais de sentir combien nous devons écrire des fictions à la mesure du numérique. Qu’est-ce que l’ordinateur peut raconter qu’aucun autre médias ne peut faire? Qu’est-ce que je peux montrer comme processus que je ne pourrais pas présenter en peinture, en livre, en film? C’est sans doute ce tremblement hésitant de la vie, de cette vie que je ne connais pas, à laquelle je ne peux m’identifier, à laquelle donc je reste profondément étranger, qui est là toute proche, dans une ville sans doute. Non pas une vie, mais toutes ces vies, chaque passant, histoire que je ne connais pas, que je ne peux connaître. Une esthétique des multitudes? Simplement ces respirations.