Grünewald et le retable d’Issenheim
Garance, vivianite, verdigris, vert de mer... le laboratoire de recherche des musées de France a fait une plongée dans la couleur de Matthias Grünewald pour essayer de comprendre la fascination qu’alimente, depuis près de cinq siècles, son triptyque réalisé pour l’église des Antonins d’Issenheim, en Alsace. Une exposition assez disparate autour de ce retable a l’avantage, dans sa dernière section, de présenter ces découvertes.
De cet artiste majeur, on ne sait pas grand-chose, sinon que le nom de Grünewald lui a été affublé par erreur au XVIIe. Il s’appelait en fait Mathis Gothardt Neithardt, né à Würzburg (Bavière, Allemagne), entre 1460 et 1475 et mort à Halle (Saxe, Allemagne) en 1528. Une douzaine de peintures tout au plus peuvent lui être attribuées (1). Malheureusement, exposition et catalogue alternent spéculations et erreurs difficilement pardonnables.
Hachures. Sont ainsi rapprochées trois études de drapés supposées étayer l’idée d’un «contraste immense entre les draperies policées des peintres flamands et les étoffes représentées par Grünewald». Et d’en tirer une influence qui «conduit sans équivoque vers l’Italie». Or, cette confrontation montre simplement l’opposition entre trois grands artistes : ayant recours aux hachures pour faire ressortir les volumes, Dürer a un dessin de graveur ; Léonard de Vinci un dessin de peintre ; et Grünewald un dessin de dessinateur, ce qu’il est avant tout…
Le vrai catalogue, c’est la publication du Centre de recherches des musées de France (2). Evidemment, elle n’a pu jouir d’une diffusion considérable dans la mesure où, en un joyeux désordre, elle brasse français, anglais et allemand. Les scientifiques y savourent cependant leur revanche sur l’histoire de l’art, en reprenant certains commentaires farfelus qui ont accablé Grünewald au fil des siècles. Alfred Michiels trouve ainsi «ridicules» des touches «de jaune», qui sont en fait des salissures. Hubert Janitschek ne voit «rien de graphique» dans son œuvre. Heinrich Schmid, qui assure que ses pigments sont liés à l’eau, rapproche l’artiste de Vélazquez et Manet. Il attribue les contrastes entre les différentes parties de ses tableaux à son caractère probablement dépressif. Cet historien fait figure de contre-exemple parfait, puisque, en 1903, il a cassé le panneau de Saint Antoine en le faisant tomber. Il ment d’ailleurs dans son texte pour dissimuler l’importance de la fracture.
Radiographie. Plus sérieusement, cela fait une trentaine d’années que le laboratoire conduit aujourd’hui par Michel Menu étudie ce chef-d’œuvre. Le synchrotron, l’accélérateur de particules de Grenoble, a été mis à contribution pour analyser la composition de vingt-deux échantillons, dont l’étude a été complétée par d’autres analyses, sans prélèvement, de cent cinquante-trois points du triptyque. La nuit, on mettait en route un appareil de radiographie, en arrêtant la circulation en bordure du musée pour protéger les passants des rayonnements. Neithardt s’affirme comme un dessinateur, qui construit énormément ses compositions. Il traçait d’abord sur son panneau des dessins élaborés au fusain, et sans doute à la sanguine. Son dessin est plus dépouillé que celui de Dürer ou Schongauer, ce qui n’implique pas de le rattacher aussi abruptement à l’influence italienne. L’exécution, suivant la tradition flamande, reste extrêmement soignée. Et Grünewald tire ses formes de la sculpture rhénane. Cette dramatisation par le trait se retrouve dans des dessins qu’il ajoute en surépaisseur à la couche picturale, retraçant de noir un bras ou les plis d’un vêtement.
Les études montrent aussi que le peintre commençait par planter son décor, en laissant vides les contours des figures. Paysages et grandes surfaces pouvaient être brossés par touches assez vigoureuses. Ensuite, il peignait chairs et drapés tout en finesse. L’exposition présente ainsi une copie de la Tentation de saint Antoine, qui laisse un grand espace vierge pour le manteau. Tout porte à croire que ce dessin aquarellé, qu’on avait longtemps cru plus tardif, serait en fait une copie exécutée en cours de réalisation de l’œuvre. L’artiste y ajoutait son génie de coloriste. Les graphiques montrent une extension de sa palette largement supérieure à celle de Cranach, Schongauer ou des peintres de l’école du Danube.
Surréalistes. Mais la distinction majeure est l’usage fréquent des glacis, qui confère à ses œuvres cette résonance particulière qui a fasciné jusqu’aux surréalistes. Développée un demi-siècle plus tôt par Van Eyck, cette technique consiste à superposer plusieurs couches d’une laque semi-transparente, obtenue par décoction. A force d’ajouts, le peintre atteint des saturations beaucoup plus poussées que celles auxquelles peut prétendre la peinture à l’huile. Après une dizaine de couches, les tons s’assombrissent. Ces effets de saturation et d’éclat sont éventuellement ajustés par des adjonctions de blanc de plomb. Pour Michel Menu, toute «l’invention de la couleur» si spécifique du peintre tient à cette «superposition savante». Il peut ainsi poser des premières couches de cendres bleues, une azurite artificielle, pour terminer, en surface, par une azurite bien plus chère. Comme cette dernière est composée de gros grains, la pâte est beaucoup plus longue à sécher, ce qui explique que le manteau de saint Antoine ait été gardé pour la fin.
Le peintre fait aussi vibrer ses étoffes de sous-couches de rouge, recouvertes de bleu ou de vert. Comme l’explique une restauratrice, Carole Juillet, pour le manteau de saint Antoine, sur un rouge soutenu, il superpose des couches d’azurite, mêlé à du blanc et des touches de laque rouge. Et il obtient cet «extraordinaire éclat» d’un bleu lavande jamais vu dans l’histoire de la peinture.
(1) Voir aussi «Grünewald und seine Zeit», exposition autour de ses crucifixions à la Kunsthalle de Karlsruhe, jusqu’au 2 mars.
(2) «La technique picturale de Grünewald et de ses contemporains», numéro spécial de la revue Technè du C2MRF.