Pour parler de Donoma, on pourrait mettre en avant que ce film a été réalisé avec le budget ridiculement faible de 150€, qu’il a été tourné uniquement grâce à du matériel prêté, des acteurs amateurs et bénévoles, et la débrouillardise de son auteur, pour un résultat qui n’a rien a envier aux films “professionnels” tant sur la technique que sur la mise en scène.
Oui, on pourrait applaudir la détermination, le courage, l’énergie déployée par Djinn Carrénard, son équipe et ses comédiens. Oui, on pourrait louer le vent de fraîcheur que ces jeunes gens font souffler sur le cinéma français.
Ce serait totalement mérité et ce serait une façon de saluer la prouesse que constitue la fabrication de ce premier long-métrage avec juste du talent et des bouts de ficelle – ou de pellicule – selon une méthode autoproclamée “cinéma guérilla”…
Mais voilà, on préfère ne pas trop insister sur tout ceci, méritoire, mais finalement assez anecdotique, pour nous concentrer sur l’essentiel : Donoma n’est pas juste le premier long d’un jeune cinéaste malin et prometteur, c’est aussi et surtout un véritable choc cinématographique, une claque inattendue, un joyau brut, un chef d’oeuvre – n’ayons pas peur des mots – qui nous remue, nous surprend, nous touche, nous enthousiasme de bout en bout et nous file ce petit frisson que seuls les grands films peuvent procurer.
Ceux qui lisent habituellement ces colonnes savent que l’on peut avoir la dent très dure vis-à-vis des films-chorals, exercice cinématographique périlleux qui accouche le plus souvent de films inaboutis, prétentieux, voire complètement ratés. Mais il arrive aussi que le genre nous offre des pures merveilles, des oeuvres en état de grâce, d’une fluidité parfaite. On pense à certains films de Robert Altman (Short cuts, The Player…) ou d’Alejandro Gonzalez Iñarritu (Amours chiennes, Babel,…), l’une des références avouées de Djinn Carrénard.
A cette liste, il convient désormais d’ajouter Donoma.
Non pas que le jeune cinéaste soit plus doué que les autres pour atteindre le parfait équilibre entre les personnages et les différents fils narratifs du récit. En fait, contrairement à certains de ses confrères – y compris parmi les grands noms du 7ème art, comme Clint Eastwood avec son Au-delà – qui chronomètrent chaque scène pour être sûrs de ne pas avantager un personnage au détriment de l’autre, qui cherchent à imbriquer de façon savante leurs récit pour donner l’impression d’un ensemble cohérent, Djinn Carrénard semble se moquer totalement de l’équilibre de sa construction, passant d’une histoire à l’autre sans calculer, délaissant un personnage pendant de longues minutes avant de le retrouver – ou pas – au détour d’une scène, un peu plus loin, reliant les différents protagonistes de manière surprenante. Et contrairement aux cinéastes classiques, il semble ne pas chercher à soigner ses mouvements de caméra. Pas de plans-séquences ultra-précis, pas d’arabesques filmiques compliquées. Juste une caméra mobile qui donne des images parfois saccadées et floues.
Une façon de faire assez atypique, sur laquelle, avouons-le, on n’aurait pas misé un kopeck tant elle bouleverse les conventions narratives de ce genre d’exercice, mais qui s’avère très efficace…
En fait, la mise en scène évoque moins la précision des oeuvres majeures d’Iñarritu que le bouillonnement des films de John Cassavetes, notamment ceux de ses débuts, comme Faces. Comme le génial cinéaste américain, Djinn Carrénard évolue caméra à l’épaule (ou à la main, aujourd’hui) autour de ses acteurs, traquant les expressions sur les visages, laissant tourner jusqu’à ce qu’il parvienne à capter ce qu’il recherchait pour alimenter sa thématique ou sa narration, jusqu’à atteindre, parfois, de véritables moments de grâce. Il prend le temps de développer son sujet, son univers, ses personnages, au gré de ce qu’offrent les comédiens, invités à improviser autour d’une trame narrative dévoilée juste avant de tourner, pour préserver la spontanéité, la justesse de ton permanente.
Cela fonctionne particulièrement bien parce que, c’est suffisamment rare pour être souligné, les acteurs sont tous excellents et que leur complicité est sans faille du début jusqu’à la fin. Formidable Emilia Derou-Bernal! Remarquable Salomé Blechmans, jeune actrice aux faux-airs d’Elodie Bouchez! Lumineuse Laura Kpegli! Emouvante Laetitia Lopez! Bouleversante et courageuse Marine Judéaux, hélas décédée peu de temps avant la sortie du film…
Brillant et charismatique Sékouba Doucouré! Impressionnant Vincente Perez! Trouble et intense Mathieu Longatte! Sans oublier Djinn Carrénard lui-même dans un petit rôle de timide amoureux, éconduit assez abruptement. Et tous les autres seconds rôles aussi bons les uns que les autres. Bravo, Mesdemoiselles, Messieurs, pour cette interprétation pleine de fraîcheur et de subtilité, pour votre implication bénévole dans un projet aussi fou. Vous n’êtes peut-être pas encore connus, mais vous gagnez assurément à l’être, car vous n’avez rien à envier à tous ces professionnels qui cabotinent – souvent assez lamentablement – dans l’espoir d’atteindre cette justesse de jeu que vous nous offrez ici tout naturellement. Oui bravo, et merci!
Fort de cette mise en scène très mobile, qui saisit l’essence des personnages, leurs émotions les plus infimes, et du jeu des comédiens, formidable de spontanéité, le film est très réaliste. plein de vie et d’énergie. Et il dégage une formidable impression de liberté, comme si le cinéaste avait capté par hasard les séquences qui sont offertes à nos regards. Et ce qui est très fort, c’est qu’évidemment, il n’en est rien. Même si les dialogues ont été en partie improvisés par les acteurs, la trame narrative, les “figures imposées” du texte, elles, ont été mises en place avec une extrême précision, et un talent monstre.
Car outre ses évidentes qualités artistiques, Donoma brille surtout par son architecture narrative ambitieuse,complètement folle, qui réussit la gageure d’aborder sans complexes des thèmes justement très complexes.
La structure narrative repose sur trois récits distincts reliés les uns aux autres par des personnages secondaires communs.
La première histoire traite de la relation tumultueuse entre Dacio, un adolescent rebelle, et Analia, sa professeure d’espagnole, qui a franchit une limite morale en découvrant qu’elle pouvait canaliser l’insolence du jeune homme en usant de son pouvoir de séduction. Un jeu dangereux qui bouscule l’ordre établi et les tabous…
Le second axe narratif est centré autour de la petite amie de Dacio, Salma, qui s’occupe seule de sa grande soeur leucémique. La jeune femme, bien qu’agnostique, s’interroge de plus en plus sur la religion et sur le réconfort qu’elle peut apporter face aux choses qui dépassent les hommes, face aux mystères de la vie. Elle devient vite obsédée par un jeune homme de son âge qu’elle a aperçu en train de prier dans un train et qui semble avoir trouvé des réponses à ses problèmes par le biais de la foi.
Le troisième récit est celui de Chris, une photographe qui vient de subir une cruelle déception amoureuse et qui décide de se consoler dans les bras du premier inconnu qui passe. Elle jette son dévolu sur Dama, dont elle ignore qu’il vient lui aussi de se faire plaquer. Elle se lance donc ce pari un peu fou de construire une relation amoureuse avec un homme dont elle ne connaît rien, mais en fixant des règles, justement, pour que l’apprivoisement soit mutuel et repose sur des bases solides. Principale contrainte : ne pas prononcer un seul mot. Apprendre à se connaître par les gestes, les regards, les émotions…
Mine de rien, ces trois histoires principales, plus les quelques récits annexes qui y sont rattachés, abordent un nombre de thématiques impressionnant, et pas des plus faciles à traiter au cinéma : le couple, l’amour, le désir, les liens familiaux et amicaux, l’identité, la morale, la maladie, le deuil,…
Réussir à entrelacer de tels sujets dans un récit d’un peu plus de deux heures avait tout du pari impossible, trop ambitieux, trop complexe, trop lourd. Et pourtant, le cinéaste a su construire un récit où s’imbriquent parfaitement les différents sujets abordés, passant d’une histoire à l’autre avec fluidité et intelligence, et jouant sur les correspondances entre les différents récits, sur les contrastes et les oppositions également.
Par exemple, le silence de Chris et Dama. fait écho au flot de paroles, entraînant, de Dacio et Analia. Pour les premiers, l’absence de dialogues sert de catalyseur à une potentielle histoire d’amour. Dans les cas des seconds, la parole est omniprésente, mais c’est la coupure de l’image – au cours une discussion dans une cage d’escalier plongée par intermittence dans l’obscurité – qui leur permet de lâcher prise, de s’ouvrir à l’autre…
Autre exemple, le parcours de Chris, la photographe noire adoptée par des européens blancs, est similaire à celui de l’ex-petite amie de Dama, photographe elle aussi, mais blanche et adoptée par des parents noirs… Sur le papier, c’est tordu. A l’écran, cela passe formidablement bien!
En fait, la grande force de Djinn Carrénard, c’est qu’il ne doute de rien. Il a une idée? Il la filme, au mépris des conventions scénaristiques et du “cinématographiquement correct”. L’important, c’est la cohérence et la justesse du propos, et la vivacité de la narration.
Tout s’enchaîne à un rythme parfait, suffisamment lent pour permettre aux acteurs de jouer leur partition et de procurer des émotions, et suffisamment rapide pour que le spectateur n’ait pas le temps de repérer les rouages de la mécanique scénaristique. Ainsi, on peut passer au cours d’une même scène de l’émotion au rire et du rire à l’effroi. On peut être touché par un personnage à un moment et être choqué par son comportement à un autre.
Donoma est un film qui surprend constamment de par sa forme, son audace, son propos. Carrénard ne recule jamais devant la difficulté. S’il désire aborder un sujet tabou – une relation intime prof/élève, par exemple, il le fait sans complexes, sans tabous. Pas dans un but polémique ou par volonté de choquer, non. Pour montrer l’être humain dans toute sa fragilité, sa faiblesse. Pour remuer le spectateur, l’inviter à la réflexion, à s’emparer du film et le laisser mûrir. De fait, Donoma est un film qui continue de creuser son sillon après la projection, et interroge sur des sujets existentiels profonds.
Et même sans cela, le cinéaste exige la participation active du spectateur, ne serait-ce que pour imaginer le dénouement des différentes trames narratives mises en place, laissées délibérément ouvertes. L’histoire de Salma, qui oscille entre folie et surnaturel, est même sujette à plusieurs interprétations possibles. Est-elle une jeune femme athée subitement touchée par la grâce? Une réincarnation christique? Une jeune femme suicidaire, perturbée par une déception amoureuse et par la maladie incurable dont souffre sa soeur? Une jeune femme musulmane qui a du mal à assumer son identité? Plusieurs pistes sont possible, en fonction de l’angle dont on aborde son histoire.
Donoma réussit le petit miracle de mélanger différents genres, différentes histoires, différentes influences cinématographiques aussi valables les unes que les autres, d’un côté ou l’autre de l’Atlantique (Cassavetes et Iñarritu, donc, côté américain, Kechiche et Desplechin côté français, entre autres). Et Djinn Carrénard exécute tout cela avec audace, talent et une maturité étonnante de la part d’un cinéaste de seulement trente ans.
De deux choses l’une, soit le jeune cinéaste maîtrise dès à présent les subtilités de l’art cinématographique et il est dans ce cas promis à un brillant avenir, soit il a réalisé ce film à l’instinct et alors, on ne peut que l’encourager à cultiver ce don qui pourrait faire de lui l’un de nos plus brillants cinéastes.
Dans tous les cas, on lui tire notre chapeau.
Bravo de cette maîtrise narrative, de cette qualité d’écriture, de ces choix de mise en scène un peu fous, de cette direction d’acteurs sans faille, du choix, même, de ces acteurs, qui sortent des sentiers battus et représentent fièrement une diversité ethnique et culturelle que l’on n’a plus trop l’occasion de voir sur les écrans, de ces dialogues percutants et pleins de vie, de ce choix de sous-titrer les copies de son film pour les sourds et malentendants, pour que la culture leur soit aussi accessible,…
Oui bravo! Et merci! Merci de nous avoir surpris, émus, touchés, fascinés. Merci de nous avoir fait vibrer et de nous avoir rappelé pourquoi on aime le cinéma. Merci de nous prouver que le septième art a encore un bel avenir devant lui.
On assiste à l’éclosion de formidables talents. Comme le signifie le titre, en langage sioux, “le jour est là”, et on attend désormais le prochain film de cette joyeuse bande de “guérilleros” avec beaucoup d’impatience. en attendant, on vous recommande chaudement d’aller découvrir ce beau film, probablement la plus belle surprise de cette année cinématographique…
________________________________________________________________________________
Donoma
Donoma
Réalisateur : Djinn Carrénard
Avec : Emilia Derou-Bernal, Salomé Blechmans, Laura Kpegli,
Laetitia Lopez, Marine Judéaux, Sékouba Doucouré,
Vincente Perez, Mathieu Longatte
Origine : France
Genre : Film choral brillant
Durée : 2h15
Date de sortie France : 23/11/2011
Note pour ce film : ●●●●●●
contrepoint critique chez : Chronicart
________________________________________________________________________________