L’invention de la destruction (Emmanuel Brassat, La critique)

Publié le 21 janvier 2008 par Gregory71

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L’art numérique de Gregory Chatonsky

La galerie Numeriscausa présente un ensemble d’oeuvres produites grâce à des instruments informatiques par G. Chatonsky. Ce sont des installations interactives, des photographies, des sculptures, des vidéos, des programmes sonores qui s’inspirent tous d’une analyse et d’une exploitation des propriétés fictives, formelles, esthétiques et réelles des images et des événements de destruction. L’artiste interroge notre perception des processus de destruction et la réalité de leurs effets sur le plan esthétique.

Orientation générale.

Du travail de G. Chatonsky, on remarquera qu’il n’est pas dans sa visée et sa facture sans une certaine complexité. Sans parler pour autant chez lui d’un art conceptuel, les productions qu’il présente nous obligent à réfléchir et à penser et ne peuvent se suffire de la simple perception des objets montrés. Ceux–ci ont tous été conçus à l’aide d’instruments informatiques, ordinateurs et logiciels, mais ils ne se limitent pas à être des productions virtuelles qui n’existeraient que dans un univers expressif intégralement informatisé. Et si son art n’est pas seulement conceptuel, c’est parce qu’il s’adresse, tout en travaillant effectivement sur les conditions sensibles et imaginaires de notre perception, directement à notre perception comme fait sensoriel et mental, corporel et culturel. Le recours à l’informatisation pour produire des objets principalement visuels, statiques ou dynamiques, projetés ou construits, interactifs ou à contempler, n’est pas dû à une obsession qui ferait de l’ordinateur le médium primordial. Au contraire, c’est bien plutôt parce qu’il permet d’interroger puissamment certaines conditions perceptives actuelles, imaginaires et formelles, qu’il faut l’employer, affirme fortement l’art de Chatonsky. Il s’agit donc d’un art d’investigation, spéculatif et de nature expérimentale. De quelle nature sont les objets-installations produits ? Tous ont en commun de résulter d’opérations et d’orientations formelles délibérées, d’une construction déployée dans un protocole de production qui nécessite les pouvoirs d’un ordinateur et de ses algorithmes, ou au moins son maniement. A partir de la notion commune de destruction, de son caractère dynamique et affectivement incertain de processus de dislocation, de fragmentation et de dispersion d’une structure dans l’espace, de morcellement de l’unité et de l’identité, Chatonsky réalise un ensemble d’objets qui tous interrogent, non pas seulement les aspects destructeurs et traumatiques de la destruction, mais ce qu’elle tend à permettre ou à occasionner de nouveauté sur les plans perceptifs et formels. La destruction est alors ici aussi invention. L’art donne à voir la destruction comme une invention, comme une fabrication délibérée. Il est donc l’inventeur d’une destruction formelle silencieuse qui n’est pas exactement celle d’un vécu réel traumatique de destruction, lui aussi nimbé de silence. Entre les deux dimensions, la frontière semble pourtant ténue d’une différence entre le formel et le réel, entre l’événement et sa simulation kinésique par un appareil ou l’agencement matériel d’un objet d’exposition.

Les œuvres.

Dans Dislocation II, c’est la forme d’un meuble brisé, à la structure fragmentée par l’opération d’un logiciel qui apparaît. Il est aussi réalisé en maquette tridimensionnelle sous cette forme brisée, accompagnée d’une photographie de sa dislocation et d’une présentation vidéo de l’évolution, sur l’écran, de la dispersion progressive, ralentie, des éléments et des linéaments géométriques de sa structure qui fait suite à sa cassure. « A quel moment l’objet détruit cesse-t-il d’être identifiable ? » interroge Chatonsky. Par le moyen employé ici d’un extrême ralentissement de la dislocation, infinitésimal, on peut saisir les articulations de l’abstraction et de la représentation, affirme-t-il encore. Car toute destruction est à la fois agent et effet d’un processus de dispersion irréversible dans l’espace, de dissociation des éléments d’un ensemble, d’une structure, d’une organisation, d’un objet, qu’elle projette en les éloignant les uns des autres, et/ou en les percutant, par compression, interpénétration. Paradoxalement, destruction et organisation ont en commun de comporter des phénomènes d’agencement, de distributivité, de conjonction et de diffraction qui s’entremêlent. Ou plutôt, la destruction fait apparaître l’agencement intérieur d’un objet en le dispersant et en le compressant rapidement, mais, ce faisant, révèle aussi la disparité structurelle sous-jacente ayant permis son assemblage, la multiplicité interne qu’il a dû stabiliser auparavant pour exister comme identité. C’est là l’une des nombreuses possibilités que l’on peut entrevoir à partir du travail de Chatonsky ; il y en a bien d’autres. Si la destruction est une déperdition, elle n’est pas que cela. Dès qu’on casse quelque chose, sa fragmentation, sa dispersion provoque une dynamique qui engendre d’autres formes ou configurations à la fois statiques et évolutives, kinésiques, prévisibles parfois, aléatoires souvent. La déformation est génératrice de formes, de formations, d’émergences structurelles, de dispositions nouvelles. De tels mouvements sont spectaculairement lents, presque silencieux, l’agitation extrême et brutale de la destruction s’accompagnant d’un processus calme de diffusion de ses effets, d’une vitesse infinie lente de diffraction ou d’expansion qui ne s’articule plus autour d’un centre, d’une proportion stable, d’une homogénéité identifiable, d’un référent unique ou unitaire, objectif ou formel. La catastrophe, ou la chance de ce qui se brise inexorablement, se diffracte et se contracte, se superpose et se sépare, procède d’une propagation diffuse.

Dans Just don’t no what to do with myself, l’enregistrement numérique par un scanner d’une empreinte digitale personnelle sur une borne informatique, d’ordre identificatoire, donne lieu à sa dislocation progressive par un programme d’ordinateur. On peut alors suivre par vidéo-projection le processus de la transformation de l’image de cette empreinte en de nombreuses configurations évolutives graphiques dérivant des lignes initiales de celle-ci. Autant de paysages visuels abstraits apparaissent, tramés par des linéaments, des courbures, des sections et des amalgames, des convergences et des expansions dans la fibre invisible de l’espace. Dans cette installation interactive, « La biométrie n’est pas considérée comme une technique d’identification mais de différentiation » écrit Chatonsky. La pluralité devient, dès lors, la diffusion infinie et démultipliée d’une multiplicité de centres et de points de localisation, eux mêmes diffus et disjoints, dispersés distribués, comme autant de complexions de lieux et de réalités possibles. La destruction n’est pas alors la disjonction du conjoint mais la diffusion dynamique du disjoint sans conjonction définitive possible. Ou bien encore, à l’inverse, elle serait la composition statique du déjà disjoint comme une pluralité convergente selon des choix perceptifs et formels, des opérations de coupe et de superposition.

Dans Read Only Memories, la réunion artificielle et fictive dans le temps narratif de la succession des images d’un film de cinéma qui, comme le dit Chatonsky, « écrase l’espace sur le temps », peut se voir annulée, déconstruite, détruite. Il suffit de composer, dans le cadre bidimensionnel d’un espace iconique statique, par une juxtaposition de fragments photographiques du film posés simultanément, une vision convergente paradoxale de ces parties disjointes que sont les différentes images du film, pour figurer l’image du film lui-même et le souvenir qu’on en possède. Un film n’est donc pas une succession temporelle et spatiale réelle unique, mais peut être un assemblage statique d’images-fragments que la perception prélève, sélectionne et distribue dans un espace iconique artificiellement unifié par les besoins du regard, construit par lui. Le mouvement matériel serait ainsi la propriété construite d’une image statique faite de fragments, puis projetée sur une surface bidimensionnelle par impression, et non pas propre au temps. On pense ici aux futuristes et constructivistes russes du début du vingtième siècle qui concevaient la représentation du mouvement à partir d’une combinatoire dynamique de figures planes. Une série de montages photographiques faits à partir de films déclinent cette hypothèse de Chatonsky, proche sur ce point d’un Robert Bresson. La fragmentation de la destruction est ainsi génératrice d’un mouvement libre, réel et artificiel, d’une extension des corps et de leurs éléments qui se détache de tout pôle unificateur en démultipliant les points référents et les possibilités sans qu’il n’y ait plus de centre établi, de focale originaire centrée. Le malheur de la perte et la nostalgie de l’unité deviennent des plaintes inadéquates.

Dans Dociles, sous la forme d’une mise en scène photographique faite d’un ensemble d’images, « les fragments d’un corps de femme sont déposés dans un appartement ». Les photographies des différentes pièces de l’appartement et du corps paraissent très douces et ne représentent aucun signe apparent de violence. Les morceaux du corps sont tous partiellement drapés dans un tissu blanc façonné comme des parties d’habits qui évoque aussi un linceul. Ici l’événement tragique de la fragmentation d’un corps humain féminin et sa violence a quasiment disparu, pour laisser place, trace, dans un mélange de clarté et d’obscurité, à des bribes élémentaires du corps, à l’imaginaire de la mémoire. La destruction a eu lieu, mais il n’en reste rien, que des traces éparses qui sont elles-mêmes encore dispersées silencieusement dans des images qui les dispersent encore. Ici, c’est aussi la fiction inventée d’un tel acte et de ses indices qui doivent nous apparaître, comme en un roman policier fait d’images. Destruction et démembrement des corps sont pourtant aussi des faits du réel, l’ineffaçable de ce que l’on a voulu effacer de toute histoire, de tout récit, de tout témoignage. Pourtant, ici, fragmentations et dispersions de traces sensuelles disposées à la surface d’un corps féminin aimé sont aussi manifestes, lorsqu’il se dérobe et se cache, s’efface du présent de la perception. En cela, la destruction-dispersion du fragmenté appartient à une zone d’ambivalence qui mélange la plus grande douceur à la plus grande terreur. On songe à l’amour de la déesse égyptienne Isis qui enveloppe, embaume soigne et sanctifie, rendant à la vie l’atroce dispersion des fragments du corps assassiné d’Osiris en les réunissant par de fines lamelles de lin.

Dans My hard drive is experiencing some strange noise, on entend les sons aléatoires produit par la lecture d’un disque dur d’ordinateur défectueux et contenant des enregistrements musicaux. Les formes sonores d’une musique devenue distordue et répétitive apparaissent, marquées par des variations et des bruits parasites irréguliers. Le hasard et le bruit engendrent ici des variations incessantes aléatoires des structures sonores, un peu comme dans la musique minimaliste répétitive de Philip Glass, Steve Reich et Terry Riley.

Le contexte philosophique.

Plusieurs idées philosophiques et esthétiques irriguent une telle production. Elles sont autant d’investigations de la matière des formes et des perceptions. La réduction de la perception à son point de vue psychologique propre n’est plus guère possible. Nous sommes immergés et submergés dans des flux dynamiques dispersés et dispersants de perceptions d’affects, d’images, d’objets, d’événements, de configurations formelles, de signaux, de phénomènes, d’informations, de dispositifs et de destructions, flux dans lesquels et à partir desquels l’extraction d’une focale individuelle propre n’est plus possible. Nous sommes peut-être, c’est là une métaphore, une image pascalienne d’aujourd’hui, comme les passagers américains enfermés d’un avion détourné du 11 septembre 2001, promis à la destruction prochaine qui, dans leurs conversations téléphoniques, font preuve du plus grand calme au milieu du maelström qui les entraîne vers la mort. L’un des objets présenté à l’exposition est un petit haut-parleur dont la forme évoque un microphone et qui diffuse en boucle l’enregistrement de ces conversations, plutôt calmes, qui préfigurent analogiquement la propagation silencieuse de l’effet d’une énorme explosion. Dans la multiplication des images et de leur diffusion par les média comme autant de fragments d’un réel filmique, sur les plans réels et formels, il y a une mise en scène de la réalité par la destruction au point de nous la rendre indifférente et d’en annuler l’effet sur notre perception. L’omniprésence de la destruction induit une esthétique de l’aléatoire, de l’accidentel, qui n’est pas seulement dislocation de la forme unitaire identifiable, mais aussi induction d’une disposition formelle nouvelle défragmentée. Le temps narratif filmique, dans son déroulement et sa succession, empêche de se saisir de la constructibilité statique et simultanée de l’imaginaire, or la cohésion des images dans notre imagination est corrélative de l’espace et non pas du temps. La fragmentation, dispersion, destruction, n’a pas la valeur seulement négative de la déperdition et dissolution d’un tout homogène, mais de sa transformation positive en une multiplicité formelle-informelle infinie. Tout ensemble existant au sein d’un monde quelconque dans sa connexion avec l’événement qui l’adjoint à lui-même, est un multiple de multiples, dirait le philosophe Alain Badiou. A l’inverse, si la destruction, dans sa collusion avec les flux d’information et l’image métamorphique, est terreur et vision négative de la dislocation possible de l’entité corporelle, de soi et de la communauté, on peut se saisir d’une expérience esthétique nouvelle qui ne sera pas restauration et nostalgie de ce qui fut fragmenté. Il y a donc un imaginaire possible du fragmentaire, non comme déperdition, mais comme ressource même de l’image, cela hors de la sphère de l’identité à soi et de l’adéquation des choses et de leurs formes. On pense alors à la philosophie de Walter Benjamin. La dislocation interdit tout retour à l’unité, à l’identité, à l’unification intégrative et homogénéisante du cosmos, de soi, du corps, de l’histoire, du récit, mais il faut déployer une perception nouvelle des figures du perçu et donc du réel qui implique les concepts de destruction et de constellation qui assemblent signes, symboles et images. Si la destruction est peut-être la loi du réel, tragique, c’est-à-dire aussi la dispersion brutale des images et leur dissociation, elle comporte la possibilité de sa transfiguration dans la multiplication des perspectives et des figures, dans la composition des miroitements fragmentés d’un miroir toujours déjà brisé par le cours inexorable d’un temps diffracté situé après et avant l’histoire.

Emmanuel Brassat.

Le 18 janvier 2008.