Habitus

Publié le 30 janvier 2008 par Gregory71

C’est encore la nuit et tout affleure. Devant la ville endormie, la fenêtre est close.

Est-ce le passé? Des souvenirs? La nostalgie?

Chaque nom est prononcé intérieurement, souvent féminin mais pas seulement. Un certain régime du corps, de la respiration, une chaleur en soi, une pesanteur aussi. Des amis perdus, des membres de sa famille, d’autres amis morts. Il y a aussi des noms qu’on a oublié, on sait qu’ils existent, on garde une place aussi pour cet inprononçable.

Ce matin, cette presque-nuit, l’enfant et l’adulte n’existent pas. La chronologie se disloque.

On se souvient de tout, mais pas du passé. On se souvient de toutes ces traces qui continuent à agir. Le passé n’existe pas, pas vraiment puisque le présent est insaisissable. L’absence de distance n’est pas une proximité immédiate, ce sont des traces. Ce n’est pas un excès temporaire de mélancolie, c’est plutôt le reste du temps qui est un oubli, et ce qu’on oublie ce n’est pas le passé, ce sont ces traces effacées par d’autres traces du corps.

J’ai des choses à faire, des activités chaque jour. Je suis toujours rattrapé par ce que j’ai à faire. Il s’agit bien sûr d’une finalité, d’un objectif à atteindre mais plus concrètement ce sont des mouvements de mon corps. Ceux-ci sont structurés selon des rythmes, des répétitions, des habitudes. Le matin, mes doigts encore engourdis par le sommeil, cherchent le café, il y a l’eau et le bruit de cette goutte qui tombe, répétitif en lui-même et de matin en matin. Il y a ce blog que j’aimerais alimenter selon un cycle de 24 heures, pour avoir une production quotidienne, quelque chose qui tient, mes doigts pianotent, mes yeux parcourent l’écran. Cette rythmicité du corps qui le prend (le corps), qui impose un cadre aux désirs et aux flux, c’est cela même qui maintient dans le silence les traces, les noms, les gens que j’ai rencontré, que j’ai aimé.

Se souvient-elle de moi? Murmure-t-elle aussi parfois mon prénom, involontairement, simplement comme elle prononcerait une prière mille fois répétée dont elle aurait oubliée le sens? Existe-t-il donc une symétrie de ces traces de personne à personne ou tout cela est-il rejeté dans un silence qu’on n’ose pas dépasser? Quel est mon silence? Et quel est le sien? Car peut-être que chaque corps, le matin ou le soir, quand l’heure n’est plus aux habitudes du corps, quand il n’a plus rien à faire ou qu’il n’a pas encore à faire quelque chose, prononce cette prière à ce qui semble disparu et qui rejaillit justement lorsqu’on est pas distrait.

Rien ne passe. Ce qui arrive continu à agir. Pas une action à distance. Pas une chronologie de l’avant et de l’après, de la cause et de la conséquence, mais une individuation. L’agitation du corps qu’on nomme activité, profession, étude, etc. est-elle une fuite face à ce qui pourrait devenir un engorgement de la sensation?

Représentons-nous une ville, humaine population, à une heure précise, dans le secret des lieux, des personnes prononcent des prénoms, tout assemblé c’est une liste, une liste de murmures. Se pourrait-il que dans cette liste deux prénoms se répondent? La personne porteuse d’un prénom murmuré, murmure à son tour le prénom de la personne qui l’a prononcé: le réseau est opaque, silencieux et sans secret, il est dysimétrique car ce n’est pas un défaut de communication. Cette dysimétrie qui parcourt un réseau de personnes qui se sont parfois aimées, est ce que parfois un objet sensible (une oeuvre d’art?) porte comme témoignage. Dire à l’anonyme, à celui dont on ne peut pas encore prononcer le nom, qui vient dans une galerie, un musée, sur Internet, dans la rue, que nous nous (lui et moi) savons cela (moi et lui), sans nous connaître encore.