On se souvient de l’affaire Wilkomirski, il y a à présent l’affaire Misha Defonseca, auteur de “Survivre avec les loups” qui a été produit en film. Defonseca reconnaît quant à elle l’entrelacement entre sa vie réelle et imaginaire et son identification aux victimes absolues, les Juifs de la Shoah. Comment répondre à ces “faux témoignages” dont le nombre augmentera à mesure que les témoins directs disparaitront?
S’il s’agit dans un premier temps de déterminer la vérité d’un témoignage, c’est-à-dire d’instruire un procès historique, ces témoins imaginaires entraînent un doute sur l’ensemble des témoignages au moment même ou les témoins disparaissent. Or d’une part, le savoir des historiens ne suffira jamais à déterminer avec certitude la vérité d’une expérience, et en ce sens l’apport des témoins est indispensable dans la finitude même de leur disparition, mais encore il faut penser que ces témoins imaginaires sont des symptômes de la façon dont l’Occident a traité la mémoire de la Shoah par une victimologie, une occultation (jusqu’aux années 80) et ensuite une déferlante d’identification dont l’apogée a été la proposition obscène de Sarkozy.
Le fait de s’identifier aux victimes de la Shoah entretient une certaine complicité structurelle avec ce qu’elle croit dénoncer. Elle est une forme d’oubli. Proposition qui semble étrange et pour ainsi dire choquante mais que j’aimerais expliquer: en s’identifiant, on passe de la singularité des individus, qui avaient un nom, une vie, un visage qui jamais ne se répéterons, à la généralité d’un symbole. C’est ce qui se passe quand par exemple, une personne d’origine juive explique que ce sont les Juifs qui ont été exterminés, en oubliant par là même qu’ils n’étaient tous Juifs qu’aux yeux des nazis. Un enfant de 2 ans se sent-il Juif? Une personne convertie au catholicisme et ayant un grand-parent Juif, se sent-il Juif? Cette manière de passer de la singularité existentielle à la généralité d’un symbole, c’est-à-dire finalement d’un mot qui concerne toujours plus celui qui parle que ce dont il parle (lorsque je prononce l’extermination du peuple Juif, je m’inclue dans ce peuple, je m’y donne immédiatement une place), oublie la résistance de chaque vie à la subsumation des mots. Cet oubli peut avoir plusieurs formes allant du bon sentiment identificatoire à la folie exterminatoire. Les intentions ne sont bien sûr pas les mêmes, mais les structures sont proches.
C’est pourquoi chacun souhaite avoir son génocide pour parvenir à déterminer son identité propre. Il y a là un paradoxe, car comment le désir de reconnaissance d’une disparition peut-il constituer une manière de se définir? C’est peut-être l’une des tensions de notre époque, qui fait que les personnes qui ont produits de faux témoignages l’ont sans doute fait pour se trouver, pour savoir qui ils étaient. Un détour vers soi car donner un nom à la victime disparue, et si possible son propre nom, est une manière de réconcilier cette tension en nous, entre l’anonyme et la peau, entre le proche et le lointain, entre ce que nous ignorons de nous et ce que nous savons, etc. Bref, la Shoah hante certains parce qu’ils sont d”abord hantés par eux-mêmes. L’identification en ce sens là ne nous rapprocherait en rien du référent (les morts) mais ramenerait ce dernier au sujet que nous sommes.
L’hypertrophie de la mémoire peut constituer une forme d’oubli. Dans la mémoire de Shoah il s’agit sans doute de garder une part d’oubli, en sachant que nous ne saurons jamais, que quelque chose résiste à notre connaissance. Non une apologie de l’ignorance ou de je ne sais quel ineffable, mais plutôt le respect, c’est-à-dire la distance, dû à ceux qui ont disparus. L’identification consiste souvent à utiliser les morts pour des fins propres. Lorsque le livre de Wilkomirski est sorti, je me souviens de mon émotion, de celle d’historiens reconnus de la Shoah, de mes amis témoins. Nous avions réussi par ce livre à boucher une lacune, car il contait l’existence de celui qui justement faisait défaut, un enfant ayant survécu à Maïdanek. Cet enfant, ces enfants sont morts. Ils manquent et si nous souhaitons soulager cette absence ce sera plus pour nous-mêmes que par respect pour eux, ce sera en les oubliant. La seule manière de faire en sorte de ne pas les oublier n’est donc pas de s’identifier à eux, de se dire avec pathos “Si j’étais né à cette époque…”, mais comme l’a fait Serge Klarsfeld de dresser la liste des noms, des dates de naissance, des lieux d’habitation et de retrouver une photographie d’eux, retrouver un visage qui nous regarde plus que nous le regardons.
# Stefan Maechler (2001a): The Wilkomirski Affair: A Study in Biographical Truth, Translated from the German by John E. Woods. Including the text of Fragments, New York: Schocken Books, ISBN 0-8052-1135-7
# Blake Eskin: Life in Pieces: The Making and Unmaking of Binjamin Wilkomirski, New York and London: Norton, 2002, ISBN 0-393-04871-3