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Le temps du regard

Publié le 02 mars 2008 par Gregory71

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Travaillant sur une nouvelle version de Waiting de la série Flussgeist, je remarque que beaucoup de mes travaux développent une temporalité indéfinie. Indéfini et non infini, indéfini au sens de ce qu’on en sait pas d’avance. Ce sont souvent des vidéos dont il est impossible de déterminer le temps partant d’un point pour aller vers un autre. La durée n’est pas inscrite linéairement sur le support, elle dépend de part en part du présent.

Ces expérimentations sont génératives. Elles sont produites à partir d’un stock important d’images, de données textuelles, visuelles et sonores glânées sur Internet, et d’un programme qui associe ces différents éléments selon le flux du réseau et des cycles temporels semi-aléatoires.

Il y a sans doute une fascination pour les possibilités fictionnelles du génératif. Autant je ne suis pas intéressé aux jeux formels d’un génératif abstrait ou d’un génératif informatique refermé sur lui-même, comme une boîte isolée, un ordinateur présentant sa propre puissance, autant quand la génération est associée à des éléments extérieurs, dont l’exemple le plus frappant est le réseau Internet, le caractère inanticipable de ce qui est produit m’interroge.

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Quel est le statut du montage? Que vois-je au juste (tant pour le prétendu auteur que pour le spectateur)? Et quelle est la nature du temps perçu? Il y a sans doute dans l’inanticipable que s’offre ainsi l’artiste, l’occasion favorable d’une touche. Comme en peinture la temporalité de la production du tableau est constituée de touches successives qui sont autant de dérobades au pouvoir de maîtrise du peintre. À chaque touche, il s’offre la possibilité d’une résistance de la matière, à laquelle à la touche suivante il tente de répondre, et ainsi de suite, comme une marche à chaque pas déséquilibrée et rééquilibrée à la suivante. En mettant un random, en allant chercher un RSS dont on est pas l’auteur, en faisant une fonction automatique de recherches dans les blogs indexés par Google, on s’offre cette temporalité très spécifique de la touche, anticipation et rétention tout à la fois.

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On peut alors penser que la temporalité classique du pictural n’est peut être pas si éloigné de ce qui s’offre dans la temporalité générative, même si les moyens utilisés sont différents. Le temps de la peinture est cet étrange desaisissement par un espace représenté, fonctionnant par ses bords, son cadre, ce qu’il montre, ce qu’il cache, ce qu’il indique, ce qu’il soustrait. Opérant un choix dans l’espace, le tableau offre un temps indéfini au regardeur posté devant la surface, libre de rester ou de partir, de se sentir là présent à côté du tableau, juste sur son bord. Devant une proposition générative non-formelle, on ne cherche pas nécessairement à savoir comment c’est fait, à découvrir le truc technique. On est devant quelque chose qui se modifie, seconde après seconde, et qui n’est pas le passage d’un point à un autre, puis un retour au début. On est devant un temps qui continuera lorsqu’on sera parti et qui sera toujours différent. C’est là la grande spécificité du génératif: au-delà de l’interprétation singulière à chacun, ce que je vois personne d’autre ne le verra, cette image, ce texte, ce son ne se répéterons jamais de façon identique, et pourtant cela ne m’est pas destiné en particulier. Tout se passe donc avec le génératif comme si la temporalité produit de l’esthétique du spectateur était en partie déléguée au fonctionnement même des images. Cette partie de l’esthétique ainsi incorporée au programme vient redoubler l’esthétique du regardeur qui en voyant ainsi quelque chose se dérouler radicalement hors de lui, voit aussi quelque chose se dérouler pour lui, au sens ou il sera le seul à l’avoir vuet ce “pour lui” est accidentel. Ce n’est pas lui en personne qui est visée. Si le temps du regard pictural était fondé sur le détour des bords, alors ce détour est redoublé avec la génération programmatique, permettant peut-être au spectateur de doubler sa marge, c’est-à-dire sa perception.

Lorsqu’une personne décide d’acquérir un travail génératif, il ne place pas seulement chez lui quelque chose qui a la bougeotte, qui va à droite, à gauche selon une hauteur ou une largeur aléatoire. Il décide d’accrocher dans son domicile quelque chose dont l’opération indéfinie n’est plus seulement interprétative. Pour que cela opère, il ne doit plus y plonger le regard. Ça opère, même quand il n’est pas là, et il sait cette absence de lui à l’oeuvre. Le génératif nous parle peut-être d’un monde dépeuplé.


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