Lorsque l’on voit une peinture figurative aujourd’hui, et plus encore, une peinture dont le réalisme figuratif, celui que l’on dit photographique, semble évacuer la matière dont elle est constituée derrière l’image qu’elle figure, si bien qu’il nous semble qu’elle ne cherche rien d’autre qu’une fidélité visuelle à ce qu’elle prend pour sujet, que pourrait-on lui faire dire qu’elle ne dit déjà ? La patience du peintre, son travail amoureux des formes et des couleurs qu’il ajuste, la fascination qui s’exerce encore à constater l’image qui monte et l’illusion qui s’adresse à ses sens, appelle le vécu en chacun. Quelque chose comme reprendre la phrase de Maurice Denis à l’envers, car dans certains cas, un tableau, au delà d’être une surface recouverte de couleurs et de formes organisées, appelle la reconnaissance d’un objet, d’un corps, d’une « quelconque anecdote ». Ce n’est pas folie réservée aux seuls chercheurs dans leurs songes que de tomber amoureux d’une Gradiva, l’art est assez plein de ces courbes aimables pour que l’on ne résiste pas à la tentation de les rejoindre dans l’image, ou de traverser l’écran. Et c’est un phénomène assez magique pour qu’il fascine encore aujourd’hui. En ces occasions on n’est pas loin du Diderot des Salons s’arrêtant à Chardin : « il n’y a qu’à prendre ces fruits et les peler… » ; l’illusion à sa saveur. On a David Hockney se revendiquant de l’enfant dans son plaisir à user de ses mains, se fichant qu’on lui dise que la photographie rend obsolète la nécessité du dessin. Car ce qui se poursuit sur les écrans tactiles c’est un même geste encore : tracer un contour, moduler des couleurs pour figurer une lumière ou l’apparence tactile des choses sous le regard qui dessine. Dessine-t-on les choses avec l’espoir de parvenir à les « cerner », les connaître davantage et plus intimement ? Ou est-ce qu’à la longue, la conscience d’amener toute chose dans la fiction par l’image que l’on en fait ne l’a pas emporté ? Ou est-ce qu’encore la fiction n’est que dans l’image produite quand les gestes, eux, emportent un peu de savoir de ce qu’ils ont caressés ? Il y a une mémoire du corps, une mémoire des muscles qui est différente des pensées qu’ont fabriqué les yeux. Peut-être est-ce une forme d’empathie, ce lointain désir d’engendrer avec invention comme le fait la nature ?
Quand il ne s’agit plus même de figuration reste les magie des nuances, des harmonies et des rugosités ; et la matière même. Le plaisir et la fascination du faire. Un sentiment d’accomplissement de soi, ou de dépassement de soi, dans l’acte créateur. Et en deçà : les gestes. Quelque chose de très primitif, que l’on voudrait dire premier même, qui rapproche du geste par lequel les choses se forment, de la perle ou de la voute nacrée que polie l’huitre dans sa solitude, accompagnant infiniment les mouvements du monde. Les choses muettes, exposition de Thomas Levy-Lasne du 16 décembre au 22 janvier 2012 au Château de la Louvière à Montluçon, avec Shakers. Images : Th. Levy-Lasne, condiments, huile sur toile, 2011.