(Voici une publicité que j'analyse. Même s'il s'agit d'une publicité belge, je pense que la démarche est transférable à l'analyse de tout document visuel. L.C)
Propositions pédagogiques pour l’analyse d’un document authentique
par Luc Collès – CRIPEDIS - UCL
- La construction du savoir culturel
Le premier contact avec une culture étrangère se fait de manière informe : par des rencontres accidentelles au cours desquelles s’échangent des informations, ou par la saisie au vol d’éléments (sur les affiches dans la rue, sur les produits d’emballage…). Cette première approche reste partielle et fragmentaire. C’est sur la base de cette expérience vécue, immédiate, que l’individu procédera à des généralisations justes ou abusives. Ensuite, il y aura confrontation de cette synthèse provisoire avec des données globales élaborées par des spécialistes, qui viendront relativiser les perceptions premières.
Jean-Claude Beacco[1] propose une méthode d’apprentissage de la civilisation qui reproduirait, en classe, ce mode naturel d’appropriation d’une culture étrangère. Cette méthode consiste à distinguer :
- les indices primaires : de nature extrêmement variée (linguistique, visuelle…) qui ont pour caractéristique de ne livrer d’un objet culturel que des informations fragmentaires ;
- les analyses globalisantes : qui se présentent exclusivement sous la forme de textes et/ou de données chiffrées : tableaux, graphiques, cartes…
L’étude d’une culture étrangère ne peut se réaliser que par un perpétuel mouvement de va-et-vient entre ces deux sources d’informations. Avec des débutants, on privilégiera les indices primaires qui se repèrent plus facilement et tendent généralement à être plus stéréotypés. Dans le cas d’apprenants intermédiaires ou avancés, les analyses globalisantes viendront confirmer, infirmer ou nuancer les généralisations élaborées à partir des données fragmentaires recueillies lors de repérages.
Certains documents (le formulaire, la recette de cuisine, les horaires, les avis, le constat d’accident, le bulletin météo…) , par leur caractère stéréotypé, se prêtent davantage à un repérage d’indices primaires, alors que d’autres (la publicité, l’article de journal, le texte littéraire) nécessitent une exploitation au second degré à l’aide de documents complémentaires (les analyses globalisantes) pour pouvoir en saisir toutes les références implicites.
Au début de l’apprentissage, il est important de privilégier les documents qui ne laissent que peu de latitude interprétative. Cette précaution s’impose avec des niveaux plus faibles et rend possible, contrairement à ce que l’on croit trop souvent, l’utilisation de documents authentiques à ces niveaux.
2. Analyse d’une publicité
A titre d’exemple, nous avons choisi un document [NDLR:on peut trouver ce document ici] qui permet une exploitation à deux niveaux. Il s’agit d’une publicité pour la boisson Perrier diffusée en 1989 en Belgique sous forme de panneau publicitaire à l’intention des Belges (francophones). Outre que ce document est à la portée de tous, il présente l’avantage de restituer la langue dans son contexte socioculturel. La publicité est, en effet, un support idéal pour la découverte d’éléments d’ordre culturel car elle met en jeu les valeurs, les croyances, les représentations de la société dans laquelle elle est conçue, en l’occurrence la Communauté française de Belgique. D’une part, elle constitue un outil précieux d’apprentissage de la langue car elle met généralement l’apprenant en contact avec divers registres de langue, des variétés régionales, des néologismes, des jeux de mots…et suscite dès lors de nombreux exercices de compréhension et d’expression orales et écrites.
La publicité qui nous occupe a été diffusée sous forme d’affiche à Bruxelles. Elle s’adresse à des Belges dans le but de promouvoir la boisson PERRIER. Cette publicité se prête volontiers à une double analyse :
- un travail de décodage et de repérage des indices primaires visuels (objets présents sur l’image, couleurs, disposition) et graphiques (slogan, label de la boisson sur la bouteille et dans le coin inférieur droit) ;
- une recherche au second degré sur le substrat de cette publicité (valeurs idéologiques, stéréotypes, attitudes culturelles qu’elle véhicule).
2.1. Repérage des indices primaires
- Hypothèses sur la nature du document :
Travailler sur un document publicitaire peut, dans certains cas, nécessiter ou justifier un travail de reconnaissance, par les apprenants, de la nature du document. Dans le cas qui nous occupe, celle-ci est relativement évidente et ne demandera pas que l’on s’y attarde. Tout au plus, l’enseignant pourrait-il demander de repérer quels indices mettre à profit pour définir le document.
On se basera ainsi sur le contexte dans lequel apparaît le document. Sur l’image, on voit une partie de la rue avec des poteaux électriques, le ciel…), le fait que, seule parmi les objets présentés, la bouteille porte une inscription « Perrier » et que celle-ci apparaît trois fois dans la publicité. Ces observations permettront de confirmer l’hypothèse qu’il s’agit d’une affiche publicitaire.
2 - Description de la publicité et observations
Les apprenants feront une description la plus exhaustive possible des éléments constitutifs de cette publicité et tireront les conclusions apppropriées. Ceci les amènera à s’exprimer oralement en utilisant tout un lexique relatif :
Aux objets présents sur l’image :
- un hérisson surmonté de deux drapeaux, l’un avec un lion ; l’autre, un coq ;
- une boule remplie d’un liquide contenant le monument d’un lion en miniature ;
- une fusée ;
- un tire-bouchon en forme de petit bonhomme faisant pipi ;
- une bouteille de Perrier.
A leurs couleurs : blanc, beige, jaune, rouge, noir, vert, bleu, doré…
A leur forme et à leur position: arrondie, pointue, ovale…/horizontale, verticale…
Ce travail se fera en petits groupes et sera suivi d’une mise en commun au niveau de la classe. Cette analyse donnera lieu aux constatations suivantes :
- L’image ne contient aucune personne humaine ; on ne peut donc pas tirer de conclusions sur les attitudes, les comportements, l’habillement, le milieu social…d’une catégorie déterminée d’individus, comme c’est généralement le cas d’autres publicités.
- Les objets de l’image sont tout à fait indépendants les uns des autres. Chacun est présenté comme formant un tout et n’entretenant aucune relation visible avec ses voisins, si bien que l’on peut regarder cette publicité de diverses manières : de gauche à droite, de droite à gauche, en partant de l’élément central, du deuxième ou du quatrième.
- Le slogan « complètement Perrier, ces Belges » qui traverse horizontalement l’affiche est écrit en caractères gras et entre guillemets. Le mot « Perrier » est récurrent puisqu’il apparaît à trois endroits différents : non seulement dans le slogan, mais aussi dans le label « Perrier c’est fou » situé dans le coin inférieur droit de l’affiche, et sur l’étiquette de la bouteille.
Sur la base de ces observations, on peut bâtir, à titre provisoire, une première série d’hypothèses. Le fait que les quatre objets de la publicité (hormis la bouteille) soient placés là, sans aucune relation entre eux, ni explication d’aucune sorte, laisse supposer qu’il s’agit de choses bien connues du public concerné. Ils fonctionnent comme des symboles pour les personnes ciblées par cette publicité. Le slogan est mis entre guillemets comme s’il s’agissait d’une citation ou d’une phrase rapportée. L’intertextualité, procédé appliqué ici, nous permettra de découvrir le sens caché de ce slogan.
3 - Décodage des éléments iconiques et graphiques
Les réflexions menées jusqu’ici montrent bien que cette publicité use de connotations, de résonances culturelles attachées aux objets et aux discours qu’elle contient. Son message est donc fortement codé. Il va sans dire que c’est précisément de là que naît, pour les apprenants, la difficulté de la comprendre et de l’interpréter. Cette affiche publicitaire s’adresserait donc à un public bien déterminé qui en possède la clé. Quel est ce public ? On trouvera la réponse à cette question en décodant les différents éléments de cette publicité : les objets et le slogan.
LES OBJETS REPRÉSENTÉS
Ce travail de décodage consiste à faire comprendre par les apprenants à quoi renvoient ces objets en extrapolant à partir des donnés dont on dispose et en procédant par déductions successives.
Le hérisson
Ce petit animal apparaît ici porteur de deux drapeaux ; l’un montrant un coq rouge sur fond jaune et l’autre, un lion noir sur fond jaune. On demandera à la classe d’expliquer le rôle d’un drapeau : il représente généralement une nation, une communauté, une province ou un groupement quelconque. Après avoir relevé les couleurs de ces deux drapeaux, on réfléchira à leur symbolisme : le noir, le jaune et le rouge sont les trois couleurs du drapeau belge.
Que peuvent bien signifier ces deux drapeaux ? Si les apprenants ont quelques notions de l’organisation de notre pays, ils y verront peut-être les emblèmes de nos deux communautés linguistiques et culturelles : francophone (le coq) et flamande (le lion). Le professeur pourra donner quelques informations complémentaires à ce sujet, à moins qu’il ne laisse aux étudiants le soin de les découvrir eux-mêmes par l’intermédiaire d’un document (analyse globalisante) donnant une vue synthétique de l’organisation interne de notre pays.
Reste à établir le rapport entre les deux drapeaux et le hérisson. Commençons par demander aux apprenants de définir quel genre d’animal est le hérisson et quelles en sont les caractéristiques. Recherche dans Le Petit Robert. Hérisson : - petit animal insectivore au corps recouvert de piquants, lisses en temps normal, mais susceptibles d’érection. Le hérisson se roule en boule et hérisse ses piquants à l’approche du danger ; - fig : personne d’un caractère, d’un abord difficile ; - milit : centre de résistance, point fortifié d’un front discontinu.
Grâce à cette définition, les apprenants comprendront mieux la métaphore du hérisson que le professeur expliquera et qui est utilisée ici pour désigner José Happart, ancien bourgmestre (maire) de la commune des Fourons, l’un des points chauds des querelles linguistiques en Belgique. José Happart, couramment appelé « le hérisson fouronnais » est le porte-drapeau de la résistance francophone dans les problèmes des Fourons qui opposent Flamands et Francophones.
La fusée
On expliquera qu’il s’agit de la fusée des albums de Tintin : Objectif lune et On a marché sur la lune (Hergé). Tintin est certainement le personnage de la BD belge le plus célèbre dans le monde entier. Dans cette publicité, la fusée devient le symbole de la BD en général, art qui s’est fort développé dans notre pays et qui fait partie du patrimoine national.
Le lion
Ce gadget est une reproduction miniature d’un monument : le lion de Waterloo surmontant une butte de terre et tenant sous sa patte un boulet de canon. On demandera aux apprenants s’ils savent ce que commémore ce monument : la défaite des armées impériales de Napoléon le 18 juin 1815 contre les armées anglaises et alliées conduites par Wellington. Le lion passe généralement pour être le roi des animaux, le plus fort ; le plus puissant. Il représente donc ici le vainqueur écrasant le vaincu et régnant sur les alentours.
Le Manneken-Pis
C’est « l’ambassadeur de Bruxelles ». Il se présente ici sous la forme d’un tire-bouchon. Le domaine auquel fait référence ce tire-bouchon est la tradition de la boisson et plus particulièrement de la bière, spécialité belge, et par extension la cuisine belge et les plaisirs de la table. On s’enquerra de ce que les apprenants connaissent de la bière belge (fabrication, différentes sortes…) et des spécialités culinaires de la Belgique (plats typiques ; carbonades flamandes, le waterzooie, le stoemp aux carottes, au chou, aux chicons, la salade liégeoise…). Ce sera l’occasion d’attirer l’attention sur certains belgicismes : pistolet (pour petit pain), chicons (endives), couque (brioche), le filet américain (le steak tartare)…
La bouteille de Perrier
Ce n’est pas un stéréotype de la culture belge ; c’est l’objet même de cette publicité. Mais elle n’est pas mise en évidence de manière iconique et ce n’est pas sans raison. Sa place parmi les stéréotypes relevés laisse sous-entendre qu’elle renverrait également à une particularité culturelle belge. En examinant de plus près l’image, on remarque de petits traits de couleur sortant de la bouteille de Perrier qui, comme on le sait, est une boisson pétillante. A quoi pourrait-on associer cela ? Sans doute à la notion de fête, d’amusement, de rire. N’est-ce pas là aussi un trait de caractère des Belges, qui sont généralement perçus comme de bons vivants, aimant rire et s’amuser en buvant un petit verre ?
La présence de la bouteille de Perrier comme cinquième élément de l’affiche, outre le fait qu’elle matérialise le produit vanté, induit l’idée que celui-ci correspond bien à une facette de la personnalité belge, à savoir le sens de la fête.
LE SLOGAN
« Complètement Perrier, ces belges »
Tout lecteur averti verra aussitôt dans ce slogan l’allusion à la phrase « Complètement fous, ces romains » des albums d’Astérix. L’adjectif « fou » est ici remplacé par « Perrier » et « ces Romains » par « ces Belges ». « Fou » et « Perrier » ne sont pas étrangers l’un à l’autre puisqu’ils sont équivalents dans le label « Perrier c’est fou ». On peut donc procéder à une sorte de syllogisme : Si « Perrier c’est fou », alors « complètement fou(s) » devient « complètement Perrier ». Il convient de sensibiliser les apprenants à ces procédés rhétoriques souvent utilisés dans la publicité.
« Ces Romains » dans Astérix devient « ces Belges » dans la publicité. Donc celle-ci s’adresse bien à eux et leur présente des objets qui leur sont familiers. Il est possible de rechercher au dictionnaire les différents sens du mot « fou » (not. Personne d’une gaieté vive et exubérante) et de s’interroger ensuite sur les qualités et :ou les défauts attribués implicitement aux Belges par le biais de ce jeu de mots.
L’allusion à Astérix n’est pas un hasard. L’album Astérix chez les Belges met en images les Belges et leurs stéréotypes. Ce slogan apparaît donc un peu comme la clé de cette publicité : il laisse sous-entendre que les objets présentés aux côtés de la bouteille de Perrier sont des stéréotypes belges. Cela confirme ce que nous avons découvert en décodant ces différents éléments.
Dans Astérix chez les Belges, on trouvera les stéréotypes suivants : le goût des plaisirs de la table et de la fête (p.21), les spécialités culinaires – le Waterzooie (p.3é),les frites (p.25), les moules-frites (P.46) – la pluie (p.33), les querelles linguistiques (p.21), Manneken-Pis (p.33), la dentelle (p.34).Voir aussi à ce sujet : http://fr.wikipedia.org/wiki/Astérix_chez_les_Belges.
En conclusion, nous dirons que la firme Perrier a voulu toucher son public cible en le mettant en jeu à l’intérieur même de la publicité, par le biais de réalités culturelles qui lui sont propres et à travers laquelle il peut se reconnaître. Les publicitaires démontrent là qu’ils situent bien leur public et qu’ils en connaissent la mentalité.
2.2. Confrontation à des analyses globalisantes
La démarche préconisée ici est de confronter les éléments découverts lors du décodage des indices primaires à des documents traitant du même sujet mais de manière plus générale. D’où la question : Comment peut-on exploiter ces quatre symboles en rapport avec tel ou tel document approprié à une analyse globalisante ?
Le hérisson
Cet emblème incite à s’informer sur la situation linguistique en Belgique. On fera une recherche concernant la répartition en trois communautés culturelles : francophone, flamande et germanophone. On utilisera les éléments expliqués dans la partie théorique de cet ouvrage.
La fusée de Tintin
On travaillera à partir d’articles qui présentent la Belgique comme creuset de la BD européenne.
Le lion de Waterloo
Par cette présentation, nous abordons le volet historique de la culture belge. Il s’agira de donner quelques grands repères de l’histoire de Belgique qui permettront de situer la bataille de Waterloo dans le cursus historique de la Belgique. On reproduira par exemple la table des matières de l’Histoire des Belges de Henry Dorchy.
Le Manneken-Pis
C’est l’emblème de Bruxelles et de la Belgique. Ce sera l’occasion de discuter du tourisme en Belgique en lisant des articles qui traitent de ce sujet sous un angle socioculturel ou commercial. Nous avons affaire ici à un tire-bouchon, symbole de la boisson. La spécialité nationale est la bière. On lira des articles en rapport avec sa fabrication, sa consommation interne et son exportation. On pourra aborder aussi les problèmes de l’alcoolisme, de l’ivresse au volant.
Plusieurs techniques sont utilisées pour préparer l’apprenant à recevoir ces documents authentiques : technique des filtres, mise en situation, exercices divers d’appropriation du texte…L’approche qui nous semble la plus crédible est celle qui reproduirait en classe le processus naturel d’acquisition du savoir naturel (cf. plus haut : Beacco). Sa pertinence réside dans le fait que l’appropriation du phénomène culturel se réalise à deux niveaux :
- l’un, empirique, par observation directe du document,
- l’autre, rationnel, systématique, sur la base de textes complémentaires livrant un point de vue plus global sur le thème étudié.
Cette analyse a été publiée dans le n°56 de « Dialogues et cultures » : La Francophonie en Europe : le cas de la Suisse romande et de la Communauté française de Belgique, FIPF, 2010.
BEACCO J.-Cl., « La construction du savoir culturel », dans Mœurs et Mythes, lecture des civilisations et documents authentiques écrits, par J.C. Beacco et S. Lieutaud, Coll. Le Français dans le monde, BELC, Hachette/Larousse, Paris, 1981.