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Le bal des corbeaux

Publié le 03 décembre 2011 par Legraoully @LeGraoullyOff
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Le bal des corbeaux

Tout ceci aurait pu être évité, mais maintenant c’est trop tard.

Je suis seul au milieu des décombres, je tremble et j’ai peur. La police ne tardera pas à arriver et vu le carnage qui m’entoure, je ne crois pas qu’ils prendront la précaution de me passer les bracelets, en m’invitant poliment à appeler un avocat. Je vais servir de tambour à un cortège de virtuoses du tonfa, et je m’en fous. Malgré leur expérience de la garde à vue, ils verront qu’ils n’ont pas affaire à un novice en matière de cruauté appliquée. Je ricane déjà en les imaginant vomir leur Ricard et leur casse-croûte sur les mânes de mes victimes.

Avant que tout ceci n’advienne, j’avais déjà eu un pressentiment. Sur le chemin qui nous menait dans ce trou isolé du monde (toute campagne est un trou isolé, un monde dans le monde), j’avais vu des corbeaux. J’avais lu assez de témoignages sur les rituels chamaniques pour savoir qu’ils étaient là précisément pour moi. Leurs becs se déformaient en un rictus satisfait, le même qu’on lit parfois sur le visage des imbéciles quand ils s’apprêtent à shooter dans un pigeon qui commet l’erreur de s’approcher trop près de la bête qu’on qualifie à tort d’humaine. Les charognards emplumés dans leur costume de jais se préparaient pour le festin de tripaille en plein air que j’allais leur offrir, et le ventre plein, ils auraient leur quota d’âmes à emporter pour l’année. Passer de prestigieux chroniqueur du Graoully Déchaîné, d’artisan enjoué du verbe vengeur et ironique qui se défoule en mots choisis de la bêtise et de l’égoïsme banals, à boucher impitoyable et barbare à la lame approximative, le chemin n’était pas illogique et non dénué de cette dérision qui est mon outil de travail. Je ne cocherai plus la case « à la une » de notre webzine préféré avant de publier mes chroniques fielleuses, j’irai directement et en pleine page illustrer la rubrique faits divers de toutes les gazettes nationales. Ca y est, c’est la gloire, la gloire qui ne doit rien à mes talents littéraires, mais qui ne manquera pas de faire connaître mes textes auprès des fétichistes du serial-killing. Les peu scrupuleux journalistes télévisuels se hâteront sur les lieux de mes forfaits, à mon domicile, auprès de mes proches, de mes voisins pour recueillir les témoignages qui concorderont et ressembleront à tous les témoignages qui fleurissent en de pareilles circonstances. Un garçon si doux, si poli, vraiment on ne s’y attendait pas. Ils décrypteront mes articles et y trouveront au gré de la mauvaise foi qui leur tient lieu de carte de presse les circonstances qui indiqueront que quoiqu’on dise, le ver était dans le fruit. Le ministère de l’Intérieur fera voter une loi qui portera mon nom pour les siècles des siècles, afin qu’un tel holocauste  ne puisse se reproduire. Tant de misanthropie mal contenue ne pouvait être l’effet d’une lubie, et les divers éducateurs qui ont parsémé mon chemin auraient dû se douter de quelque chose.

Tout s’est passé si vite. Quoique sérieusement porté sur la bouteille et dépassant le taux légal d’alcoolémie avec une ferveur et une régularité métronomique, je n’avais jamais connu une ivresse pareille. Je balançais le mobilier avec une force que je ne me soupçonnais pas, je trouais les portes et les murs à coups de pieds et de poings. Au faîte de la fureur, malgré mon végétarisme militant, je déchirais à belles dents les chairs tendres des innocents qui n’avaient pas réussi à fuir ma fureur délirante, j’étais saoûl de sang chaud, tout autour de moi prenait cette teinte rouge sombre plutôt vouée au vin sucré en cette saison de marché de Noël. Mais cette ivresse n’a rien de comparable avec les divagations dionysiaques, en ce sens qu’il ne s’agissait pas d’une simple perte des inhibitions liées à la timidité ou au fonds culturel commun basé sur la haine de soi qui est la base de l’inconscient collectif. Comme si toutes les portes du monde s’étaient ouvertes en même temps, je ne connaissais plus aucune limite physique ou mentale, j’étais devenu le fils naturel du Surhomme nietzschéen et de Charles Manson, je comprenais le langage des corbeaux qui m’encourageaient en chantant leur hymne funèbre et grandiloquent comme un opéra wagnérien. Dans le tumulte des membres disloqués, de l’hémoglobine vaporisée et des cris horrifiés, je voyais le ballet des molécules qui composaient mes anciens amis danser juste pour moi et me remercier de leur avoir rendu leur unicité bafouée dans la constitution d’un corps vulgaire et sans joie, et je leur promis de leur rendre hommage en composant une symphonie en ré mineur, car l’extase ne s’exprime bien que sur le mode tragique. Quand enfin la pièce ne fut plus qu’un magma tiède et cruorique, le silence se fit en moi et autour de moi. Les corbeaux croassaient mollement et se battaient pour une oreille que je n’ai réussi à attribuer à l’un de mes anciens compagnons que par la présence sur son lobe d’une boucle en forme de coeur.

Tout ceci aurait pû être évité, si j’avais retrouvé mon briquet et si j’avais pu fumer une cigarette ce weekend là.

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