La couleur est d'abord un fait de société. Il n'y a pas de vérité transculturelle de la couleur, comme voudraient nous le faire croire certains livres appuyés sur un savoir neurobiologique mal digéré ou - pire - versant dans une psychologie ésotérisante de pacotille.
Michel Pastoureau
Bleu. Histoire d'une couleur
Paris, Seuil, Collection Points Histoire, H 362
p. 5 de mon édition de 2006.
C'est en salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, devant la quarantaine de fragments de peintures du mastaba de Metchetchi exposés dans la grande vitrine 4² que nous nous sommes quittés mardi dernier, après avoir décidé, en réponse à un commentaire de mon ami Jean-Claude, appuyé qu'il fut ensuite par Jean-Pierre et par une remarque de Fan, de totalement bouleverser l'ordre de mes interventions puisqu'il avait été initialement prévu de nous interroger sur ce qui constituait l'éventail des couleurs dont disposait un scribe des contours égyptien.
Avec donc quelques jours de retard qui n'auront pas, je l'espère, ni tourneboulé votre esprit ni entamé votre patience, que je vous propose, amis lecteurs, de m'accompagner, le temps de notre rencontre de ce matin, la quatrième et dernière réservée à des considérations purement techniques, jusqu'à la deuxième vitrine de la salle suivante, juste à côté, pour y découvrir la palette, à 9 cupules, du peintre Imenmès.
Datant de la XIXème dynastie, plus précisément du règne de Ramsès II, cet ustensile de bois de 40,2 centimètres de long, 7,50 de large et 1,10 d'épaisseur dut très probablement abriter dans ses godets certaines des couleurs auxquelles j'escompte dans quelques instants faire allusion.
Une première constatation s'imposera d'elle-même au terme de notre entretien : vous remarquerez que les artistes de l'époque n’eurent qu’à se pencher pour quérir dans leur environnement les matériaux dont ils avaient besoin, très simples en définitive puisqu'en effet ils utilisaient essentiellement des pigments minéraux naturels.
Bien que je sois totalement démuni pour vous les détailler une à une, j'ai relevé - et vous le rapporte donc de la manière la plus simple possible -, que les analyses des
pigments et des liants présents sur les fragments de peintures égyptiennes dont dispose le Louvre demandées au Laboratoire de recherche des musées de France ont
été pratiquées par différentes méthodes, comme le microscope électronique à balayage, les tests microchimiques, l'analyseur par diffraction X et par microfluorescence X qui, toutes, ont
grandement contribué à déterminer la nature de ces composants chromatiques.
Commençons, voulez-vous, par le blanc. Deux possibilités s'offrirent aux Egyptiens : soit
l'obtenir à partir du calcaire qu'ils trouvaient en abondance au niveau de la vallée du Nil, carbonate de calcium qu'ils n'avaient plus qu'à broyer finement, soit à partir de plâtre provenant de
la cuisson du gypse, mélange de sulfate de calcium et de carbonate de calcium portés à une température d’environ 1300°, qu'ils allaient chercher sur les franges de la mer Rouge, du lac Mariout ou
de l'oasis du Fayoum, voire même plus simplement dans le désert, profitant de ce qu'il est convenu d'appeler la "rose des sables".
Pour le noir, l'examen de sa morphologie grâce au microscope électronique à balayage révéla tout simplement l'utilisation de carbone, presque uniquement du charbon de
bois et de la suie. Dans certains cas, beaucoup plus rares, une quête s'effectuait dans les montagnes du
Sinaï aux fins d'y prélever de l'oxyde de manganèse. Mais point, me semble-t-il, de "pierre noire", point de
cette ampélite que Christiana, d'après le commentaire qu'elle m'a laissé à propos de mon article de samedi, pensait
trouver.
Si l’on considère que le blanc et le noir ne constituent pas de vraies couleurs, - vaste débat -, quatre autres matières picturales se retrouvent dans les cupules ou les
godets des peintres égyptiens antiques, quelle que soit l'époque, quel que soit le style.
Envisageons dans un premier temps ce qui permit la distinction des sexes au niveau des représentations humaines. C'est la teinte ocre jaune qui fut conventionnellement choisie pour rendre les chairs féminines. Elle était fabriquée à partir d’oxyde de fer plus ou moins hydraté présent dans les oasis du désert libyque, mais également dans l'actuelle région cairote. Quant à l’ocre rouge qui, suivant la même codification, symbolisait la peau des hommes, elle provenait d’oxyde de fer anhydre abondant notamment dans les oasis.
Bien que je ne sois nullement versé en ce domaine comme certains de mes lecteurs, je ne pense pas qu'il s'agisse ici de sinopie ni de sanguine, encore moins d'hématite rouge, comme l'indiquait Christiana dans le même commentaire. Ceci posé, en tant que référence incontournable, elle pourra, si elle me lit, se prononcer là-dessus : tous ces termes seraient-ils plus ou moins synonymes ? Pourraient-ils tous être assimilés à l'ocre rouge (ou brune) ?
Abordons à présent le bleu. Qui tant fit couler d'encre - et pas que céruléenne !
A la IVème dynastie, sous le règne de Snéfrou, dès l'apparition des premières peintures murales sur les rives du Nil antique, exista un bleu naturel, obtenu à partir d'azurite que les Egyptiens eux-mêmes désignaient sous l'appellation "bleu véritable" (qesebedj maa). Car, parallèlement, ils fabriquèrent une autre matière picturale bleue, synthétique celle-là, artificiellement obtenue par cuisson à haute température (entre 850 et 1080 ° C plusieurs heures durant) de silicate double de cuivre et de calcium - Cu Ca Si4 O10 [ou CuO, CaO et 4SiO2 : CuO à raison de 19 %, CaO de 15 % et SiO2 de 62 %] -, composant principal appelé cuprorivaïte : c'est le bleu soutenu, fruit de cette préparation, que l'on appelle communément "bleu égyptien". Dénomination qui, par parenthèses, selon une étude datant de 1987 du Docteur berlinois Detlef Ullrich, serait quelque peu usurpée dans la mesure où ce fut vraisemblablement à Kish, en Mésopotamie donc, et aux environs de 3000 avant l'ère commune, qu'il aurait été pour la première fois préparé.
Personnellement, un jour assurément, quand l'occasion s'en présentera ici au Louvre, probablement devant l'une ou l'autre pièce de l'époque d'Amenhotep IV/Akhenaton à Amarna, je me pencherai plus avant sur la couleur bleue : elle méritera bien un article à elle seule tant dans l'histoire de l'art en général et dans celle de l'esthétique égyptienne en particulier, elle connut une fortune et un développement considérables. Toutes nuances confondues, n'est-elle pas devenue de nos jours, statistiquement parlant selon son passionnant historien attitré Michel Pastoureau que je citai en incipit, la teinte préférée de la majorité des gens ?
Quelques mots à présent concernant le vert, peu étudié, défini lui aussi comme "égyptien" et souvent, dans la littérature, associé au bleu, voire même confondu avec lui. Si le pigment naturel, - apparu, toujours selon Ullrich, à la VIème dynastie, soit peu de temps après son homologue bleu -, dérivait de la malachite rapportée soit du désert arabique, soit des mines de cuivre du Sinaï, un synthétique fut également fabriqué qui, à la différence du bleu, contenait lui 35 % de CaO pour seulement 5 % de CuO, auxquels il faut ajouter également quelque 60 % de SiO2
Permettez-moi une dernière remarque avant d'entamer l'ultime ligne droite de notre présent entretien : par rapport aux teintes qui forment de nos jours l'éventail chromatique, seul le violet ne fut utilisé dans l’Egypte pharaonique proprement dite : il faudra attendre l’époque de la domination, diront certains, de l'apport culturel, préféreront d'autres, gréco-romain, dans la seconde moitié du Ier millénaire avant notre ère, pour le voir apparaître sur les murs de certaines tombes.
Aux fins d’accentuer la résistance de sa peinture, l’artiste égyptien broyait ces substances de façon à obtenir une poudre qu’il mélangeait avec de l’eau, et à laquelle
il ajoutait un fixatif, très souvent une gomme végétale qu’il est convenu d’appeler gomme arabique et qui provenait directement des nombreux acacias de la région de Louxor. Cette pâte constituée,
il la modelait de manière à se confectionner soit un petit pain conique, soit une pastille qu’il déposait dans les cupules de sa palette.
Par souci d'honnêteté, je me dois de préciser que les analyses du laboratoire cité ci-avant
n'ont nullement révélé la trace d'un liant organique dans les peintures de Metchetchi : pas de substances glucidiques, donc, comme du miel ou des gommes et pas plus de protéiques, comme la
caséine. De sorte qu'est émise l'hypothèse que le plâtre présent aurait dans ce cas précis pu servir de fixatif ...
C’est après avoir trempé dans l’eau une fine tige de jonc taillée en biseau, puis mâchonnée et "battue" pour que ses fibres se séparant forment alors un vrai pinceau et après avoir ensuite frotté ce dernier sur le colorant séché que le scribe des contours pouvait enfin appliquer sa couleur ; le degré de vivacité d'icelle dépendant tout à la fois de la nature même du pigment original et du liant éventuel.
Ces essentielles considérations techniques terminées, je vous invite maintenant à partir à la découverte non pas d'une reconstitution intégrale des parois murales de la tombe de Metchetchi comme nous le fîmes avec Akhethetep, et, plus récemment, avec la "Chambre des Ancêtres" de Thoutmosis III remarquablement honorée ce printemps grâce à l'exposition qui, en salle 12 bis de ce même Département des Antiquités égyptiennes, lui fut dédiée, mais plutôt d'une mise en lumière de certains des thèmes récurrents du programme iconologique des mastabas de l'Ancien Empire, à Saqqarah.
Si cela vous convient, j'aimerais pour ce faire que nous nous revoyions dans un premier temps mardi 6 décembre prochain.
Pensez-vous être à même de vous libérer ... de l'emprise de Saint Nicolas ?
(Caubet/Pierrat-Bonnefois : 2005, 13 ; Dominicy : 1994, 51-7 ; Lavenex Verges : 1992, 58-63 et 73-4 ; Le Fur : 1994, 70 ; Mekhitarian : 1978 ; Merchez-Van Essche : 1994, 57-65 ; Pagès-Camagna : 1998, 163-75 ; Ziegler : 312-7)