L’échec du Rafale en Suisse n’en est peut-être pas un.
La Confédération helvétique a choisi le Saab Gripen pour remplacer ses Northrop F-5 Tiger. Un marché modeste, de 22 avions, d’une valeur d’un peu plus de 3 milliards de francs suisses, que l’on dit chargé de symboles. Et qui constituerait un échec commercial cuisant tout à la fois pour Dassault Aviation et le consortium européen Eurofighter. La réalité est incontestablement plus nuancée.
Quels que soient les arguments avancés par les différents protagonistes, deux grands repères sautent aux yeux. Le premier est qu’il s’agit d’un arrangement entre deux pays qui cultivent astucieusement leur vraie-fausse neutralité. Si tel n’était pas le cas, Saab Aircraft ne serait plus présent, d’autant que l’avionneur suédois est sorti de longue date du marché civil.
La politique a peu joué, dit-on, dans le choix du Gripen. Mais il ne fait pas de doute que les autorités de Berne étaient intéressées par cette neutralité, un argument non chiffrable, bien sûr, mais qui n’en avait pas moins établi une forme discrète de complicité entre négociateurs. Par ailleurs, on est en droit de se demander comment les Suisses auraient pu justifier le choix du Rafale ou encore celui de l’Eurofighter.
Ces deux rivaux, plus différents qu’il ne le paraissent à première vue, pouvaient en effet être considérés comme «surqualifiés», trop performants, trop sophistiqués et, bien sûr, trop chers. La facture, dans un cas comme dans l’autre, aurait probablement été plus élevée de 25% au moins. Or la Suisse est le paradis européen des financiers et celui de la stratégie dite de «value for money».
Moins performant, certes, le Gripen affiche des performances sans aucun doute suffisantes pour le rôle qui va lui être confié. Le F-5 Tiger, même remis dans le contexte de l’époque lointaine où il était apparu sur le marché, n’était d’ailleurs pas considéré pour autre chose d’un minimum acceptable. Il y a donc là une certaine forme de constance dans l’expression des besoins opérationnels.
Le cheminement de pensée tenu à Berne rappelle celui du Pentagone, dans les années soixante-dix : pourquoi mettre systématiquement en oeuvre des avions de combat biréacteurs très sophistiqués, d’un prix élevé, là où des appareils plus simples, monoréacteurs, peuvent assurer les missions ? Les Américains avaient ainsi formulé le «low mix», en pratique la cohabitation du «gros» F-15 et du petit F-16, léger dans tous les sens du terme.
Il suffit de prendre en considération la liste des acheteurs du Gripen : Afrique du Sud mise à part, il s’agit d’armées de l’Air souffrant chroniquement de sérieuses contraintes budgétaires et sans ambitions géopolitiques planétaires, Tchéquie, Hongrie, Thaïlande. Et, bien sûr, la Suède elle-même.
Si Dassault Aviation a commis une erreur, c’est d’avoir fondé de grands espoirs sur le marché suisse et de l’avoir fait savoir. Et cela bien que les dirigeants de leur concurrent suédois aient laissé percé un soupçon de surprise en apprenant leur victoire.
L’épreuve, le moment de vérité, c’est en Inde et aux Emirats qu’il interviendra. Et, en cas d’échec, les conséquences prendraient alors une tournure dramatique pour l’avenir commercial et industriel du Rafale. A Berne, rien de tel.
Pierre Sparaco - AeroMorning
(Photo: Saab/K. Tokunaga)