Se mobiliser, sans leader et sans programme, mais pour chercher une alternative à la démocratie et au capitalisme, c’est peut-être l’objet du populisme contemporain.
Par Guy Sorman
En 2012 , le Populisme est de retour. Mais le terme est ambigu, à la fois une insulte et un constat. Mieux vaut s’en servir avec modération.Trop souvent, il sert à se débarrasser d’un adversaire politique encombrant ou dont on ne comprend pas bien la nature. Ainsi, la gauche « liberal » américaine qualifie-t-elle le Tea Party de populiste, ce qui évite d’en étudier la nature et les revendications. Pourquoi le terme de populisme est-il si négatif et méprisant ? Le populisme comme insulte implique le déni de la démocratie et de la cohérence intellectuelle : le populisme manifesterait une sorte de surgissement des passions primitives, une exploitation politique de l’instinct. Le populisme ainsi qualifié ne respecterait pas la règle du jeu démocratique, mépriserait les institutions légales ou légitimes. Les solutions dites populistes seraient absurdes, irréalisables, contradictoires. Le terme renvoie aussi aux années 1920-1930 : le populisme de manière insidieuse est une allusion aux fascismes qui furent et restent qualifiés de mouvements populistes.
Qualifier de populistes le Tea Party aux États-Unis, mais aussi les partis d’extrême droite hostiles à l’immigration en France, Pays-Bas, Danemark, Autriche est une qualification chargée d’un poids historique considérable : le risque d’abus de ce terme est de ne pas comprendre la signification singulière ni le contexte historique, social, économique, voire religieux, propre à chacun de ces mouvements.
On ajoutera que le populisme comme fait politique et comme qualificatif insultant n’est pas réservé aux mouvements de droite quand bien même ces mouvements sont d’ordinaire plutôt à droite. Mais, dans les années 1920, le fascisme naquit plutôt à gauche : Mussolini et la plupart des leaders fascistes français et belges venaient du socialisme. Et ne devrait-on pas qualifier de populistes, les Partis communistes en Europe qui nièrent les institutions démocratiques, prétendant dépasser les clivages sociaux et politiques traditionnels ? L’alliance des socialistes et des communistes en Europe, dans les années 1930, se désignaient comme étant des Fronts populaires. Populaire serait-il positif alors que populiste serait négatif ? On est là, pris en étau, entre le jugement et l’analyse et plutôt du côté du jugement de valeur que de l’analyse sereine.
Cette classification à droite du populisme laisse perplexe sur la nature du mouvement américain Occupy Wall Street. Nombreux sont les commentateurs aux États-Unis qui estiment que OWS est une réponse, symétrique, au Tea Party. Cette symétrie est toute relative dans la mesure où le Tea Party s’inscrit dans les institutions américaines, se réclame de la Constitution et tente de transformer l’équilibre politique de l’intérieur de ce système, en particulier en essayant de conquérir l’appareil du Parti Républicain. Le mouvement OWS, en revanche, se situe hors système, contre le système, et doute que les institutions démocratiques, telles qu’elles existent, répondent véritablement aux attentes populaires. OWS, en prétendant représenter 99% des Américains, n’est-il pas plus populiste que le Tea Party qui souhaiterait ne représenter que 50%, soit la majorité Républicaine ? On notera que l’opposition – le slogan des « Occupants » – entre les 99% – le peuple authentique – et les 1% – les élites ploutocratiques – se retrouve déjà dans l’œuvre du sociologue Theodor Veblen qui, dans son livre Theory of the leisure class (1889), condamnait la « conspicuous consumption » des élites parasitaires.
La même interrogation vaut pour tous les soulèvements qui ont parsemé la planète en 2011 et qui ont contesté les institutions existantes, qu’elles soient démocratiques ou non. On citera le soulèvement des étudiants du Chili qui estiment que les institutions démocratiques ne représentent ni la jeunesse, ni la Nature patagonienne menacée par des barrages hydro-électriques. Le paysage politique en Corée du Sud est bouleversé par une mobilisation des jeunes par l’entremise des médias sociaux, qui permettent de contourner les partis politiques classiques et d’influencer de manière décisive les élections en imposant des candidats » venus de nulle part « . La révolte des classes moyennes en Israël contre la vie chère a opéré en dehors des institutions, prenant tous les dirigeants par surprise : ce mouvement est-il populiste ? Où classer, sinon dans la même catégorie populiste, les rébellions contre la corruption en Inde, qui ont assiégé, à l’automne 2011, le Parlement de New Delhi ? Dans les nations arabes, on voit se dérouler une révolution qui exige la démocratie mais dont tel ne fut pas le mot d’ordre au départ. En Tunisie, la révolution du jasmin fut un soulèvement populaire des jeunes diplômés pour obtenir des emplois, ce fut aussi le point de départ en Égypte. Ces révolutions sont ensuite devenues démocratiques avec l’espoir chez les insurgés que la démocratie répondrait enfin à leurs exigences économiques, de liberté politique et religieuse. Selon là où l’on se situe dans le monde arabe, ces révolutions seront perçues comme populaires ou populistes, et comme progressistes ou révolutionnaires, en fonction du résultat des élections. Comme les partis islamistes emportent toutes les élections, la gauche les appelle populistes : le jugement de valeur, et la déception, l’emportent souvent sur l’analyse.
Si l’on parle tant de populisme, c’est qu’il existe bien entre tous ces soulèvements quelques points communs au-delà de la simple simultanéité. Certains seront tentés de privilégier le déterminisme économique : la récession ou stagnation économique aurait enflammé les foules, parmi les plus directement atteints – jeunes diplômés au Caire, petits entrepreneurs aux États-Unis. La récession expliquerait aussi les succès populaires ou populistes des mouvements hostiles à l’immigration, de l’Arizona à la France, en passant par la Belgique et les Pays-Bas. L’explication par l’économie est persuasive mais à condition de ne pas la considérer comme exclusive. Le rejet de l’immigration, paramètre fondamental du populisme de droite aux États-Unis et en Europe, s’aggrave en temps de récession mais il est aussi une composante permanente des sociétés inquiètes de leur « identité nationale ». C’était déjà le cas dans les années 1920 : cette crainte de « l’autre » n’épargne aucune nation et dans le monde arabe aussi, le populisme est prompt à désigner les minorités culturelles ou religieuses comme boucs-émissaires.
Par-delà les circonstances, économiques et identitaires, tous les mouvements dits populistes contemporains partagent une même technique de mobilisation et d’expression : les réseaux sociaux sur internet. Facebook, Twitter, YouTube ne sont que des médias mais comme l’écrivit Marshall Mac Luhan dans les années 1960, « Le média, c’est le message ». Se mobiliser, sans leader et sans programme, mais pour chercher une alternative à la démocratie et au capitalisme, c’est peut-être l’objet du populisme contemporain. On ne sait pas où on va, mais on y va et tous ensemble. Ce spontanéisme a été loué par un Stéphane Hessel, dont le pamphlet – Indignez-vous – est devenu la référence des rebelles de Madrid, Londres et New York.
La technique, parfois, change le monde: quand Gutenberg inventa l’imprimerie, nul n’imaginait que cette machine, en diffusant la Bible, conduirait à la Réforme protestante. Sans la radio, Hitler n’aurait pas réussi à s’imposer. Il est donc envisageable qu’internet et les réseaux sociaux soient en train de dépasser leurs fonctions originelles de communication, commerce et loisirs, pour transformer les règles du jeu politique. Les « populistes » auraient alors été les plus rapides à saisir et à exploiter ces réseaux sociaux à leurs propres fins. Comment la société civile va résister à l’impact populiste de ces réseaux sociaux reste à inventer.
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