Il est des expositions (et des œuvres) qu’on aime (ou pas), qui plaisent, qui amusent, qui interrogent, qu’on insère dans tout un schéma de références, de pensée, de correspondances, des expositions, en somme, qu’on aborde principalement avec son cerveau, même si elles peuvent aussi procurer des émotions, du plaisir, de la tristesse. Et puis, il est, rarement, très rarement, des expositions qui n’entrent pas dans ce schéma, dans cette démarche un peu trop bien rangée d’amateur d’art, de connaisseur, d’honnête homme : souvent on s’en défend, les trouvant trop dérangeantes, trop hors normes pour qu’on s’y laisse prendre, se raccrochant aux dernières bribes de raison, de culture, de savoir-être qu’on nous a autrefois inculquées. Et, encore plus rarement, on se laisse aller, emporter par ce tourbillon qu’on ne sait plus comprendre, qu’on ne peut que sentir, on se livre pieds et poings liés, à l’artiste, perinde ac cadaver, emporté par la grâce.
C’est à peu près ce qui m’est arrivé dans l’exposition Les pas silencieux qui montre une vingtaine de pièces de Chen Zhen jamais ou rarement montrées, là où il eut sa dernière grande exposition avant sa mort, en octobre 2000 à San Gimignano, à la Galleria Continua (jusqu’au 28 janvier). Je connaissais bien sûr déjà le travail de Chen Zhen , que j’avais vu çà et là (la première fois, ce fut à la première galerie de Michel Rein, dans une zone pavillonnaire de Tours en 1993), et je suis bien incapable de dire clairement pourquoi cette exposition a réveillé en moi des sentiments profonds, intenses, presque bouleversants, pourquoi elle m’a emmené au-delà du rationnel, moi qui ne connais presque pas l’Orient, moi qui ne suis pas atteint d’anémie hémolytique incurable, moi qui n’ai vécu aucune expérience marquante similaire à celles de Chen Zhen. Mais il faut tenter de parler, d’écrire, de dire ce qui est ici si unique, ne pas se satisfaire des concepts, résidence, résonance, résistance.
Résidence : s’imprégner de la culture des lieux qu’on visite, où on s’établit. Résonance : entrer en synchronie avec la culture des lieux où on vit. Deux des séries présentées ici s’en inspirent directement, une sur les Shakers du Maine, communauté marginale, spirituelle et traditionnelle. Chen Zhen y va avec Mona Hatoum, Nari Ward et Janine Antoni (il faudrait retrouver ce que les trois autres en retirèrent et faire une exposition à voix croisées). Chen Zhen réalise une série (My Diary in a Shaker Village, 1996/97) de portraits au pastel et de dessins où on retrouve plusieurs de ses œuvres futures alors en gestation. Il note des maximes shaker : « Travaille comme si tu devais vivre mille ans et comme si tu savais que tu vas mourir demain »,« Hands to work and hearts to God ». L’autre série à laquelle je pense (Beyond the Vulnerability, 1999, ci-contre) est celle des maisons de bougies faites avec des enfants des favelas de Salvador de Bahia, découvrant ainsi leur environnement, leur architecture et se l’appropriant. Son travail déjà bien connu des 99 chaises/maisons de bougies (Un village sans frontières, 2000) procède de la même sensibilité.
C’est sans doute la résistance qui frappe le plus, cet effort de ne pas se laisser totalement assimiler par la culture occidentale, de maintenir des ponts entre Orient et Occident, et c’est le courant qui irrigue tout son travail. Ainsi la Voie du sommeil (Sleeping Tao) (1992) présente trois lits funéraires dont la partie inférieure est un fourneau, qui sont surmontés par des photos de paysages alpins dont on découvre ensuite qu’il s’agit d’amoncellements d’ordures. On peut gloser longtemps sur la symbolique, l’opposition des formes et des lumières (rouge des fourneaux, blanche des photos) ; ou on peut simplement méditer. Le lit aux livres calcinés ou poussiéreux est le pouvoir salvateur de la mémoire, celui au sable griffé est l’importance de la croyance, celui sous la montagne de pneus est la mutation cyclique de la matière. J’ai alors l’impression qu’il me faudrait des années, une éternité pour vraiment entrer dans cette œuvre.
Et c’est le cas devant chaque œuvre ou presque. Dans l’entrée, Six Roots (2000) évoque deux des six éléments allégoriques de la vie humaine, l’enfance avec ce charnier dégoulinant de Barbies dans une baignoire verticale (voir en haut) et ces soldats de plastique gangrenant cette barque renversée, et la mémoire, patchwork confus de tissus marqués de graffiti en croate : les six âges de la vie, les six sens de notre corps (car la conscience est aussi un sens). Dommage qu’on n’ait pas les quatre autres (naissance, conflit, souffrance, mort/renaissance).
Car la mort est omniprésente, dans le travail de cet homme condamné. Non pas la mort tragique ou rédemptrice des chrétiens, mais la mort comme étape de la regénérescence : les cendres en sont une manifestation, qu’un livre brûlé soit exposé dans une rôtissoire (ST, 1990), qu’une Bibliothèque (1992) entière de journaux brûlés les fasse passer de leur état quotidien éphémère à leur condition naturelle de cendre (et aussi Synergie silencieuse, 2000), ou qu’une machine à écrire soit enfouie sous le sable (L’Attraction/L’illusion, 1990) ou sous les charbons de bois : Hermès n’est plus un dieu, mais une marque, et ce cénotaphe (Le Dernier Portrait / L’Hibernation, 1991; ci-contre et en haut) est une pierre tombale de l’écriture, du savoir, de la transmission, non pas désespérée, mais comme un passage vers un renouveau : la cendre est aussi un engrais qui fertilise la terre, dit-il.
La mort rode aussi dans Zen Garden (déjà vu dans l’exposition Deadline du MAMVP sur les artistes à l’approche de la mort) et dans Crystal Landscape of Inner Body (2000), deux œuvres où les organes corporels, en verre ou en albâtre, sont exposés, dénudés, révélés, comme des paysages du corps humain, comme une démonstration de l’impossibilité de la cure, une «danse entre violence et silence».
Dans la grande salle de cinéma qu’occupe la galerie se trouve une installation spectaculaire, Field of Synergy (ci-contre), qui fut montrée au même endroit lors de cette dernière exposition en 2000 : Chen Zhen a voulu là mettre le ‘spectacle’ au parterre, que les spectateurs contemplent des balcons ou de la scène. Les formes suspendues, molles excroissances lumineuses enfermées dans des lits d’enfants en fer, sont peut-être aussi des organes, et, de temps à autre, la chance se manifeste, les boules numérotées dans la cage centrale s’envolent et retombent comme un tirage de loto (en haut) ; la synergie est une collection d’énergies, une conjonction des fonctions du corps humain.
Si bien des pièces présentées ici ont un style aussitôt reconnaissable : caissons de verre, boîtes de fer, objets enfermés, eau/terre/feu, d’autres surprennent et j’ai beaucoup aimé, dans un recoin, au sol, ce Court-circuit (1999), à mes yeux plutôt surréaliste, comme une stimulation électrique donnée à ce chasse-mouche de crins noirs auquel quelques mèches plus claires ont été ajoutées : énergie et danger, pouvoir bénéfique et maléfique à la fois, dosage optimum nécessaire, pense l’occidental ; création par le choc et le dialogue, dit Chen Zhen. Musique aussi peut-être pour avoir des archets électrisés.
A l’extérieur, dans le jardin de la galerie, une grande sphère de métal, ceinte de chaises tournée vers l’extérieur, abrite en son sein des idéogrammes rouges évoquant la paix et les droits de l’homme. Réalisation posthume conçue en 1997, elle était à Venise en 2009, mais la voir sur fond de campagne toscane est une autre expérience (Back to Fullness, Face to Emptiness, 1997/2009).
Enfin, dans un autre local, qui fut le premier emplacement de la galerie, Le bureau de change (conçu en 1994 et réalisé en 2004 à Pancevo) est un édifice de toilettes publiques, l’eau coule sur des pièces de monnaie, l’intimité n’est pas garantie, on se retrouve chez Vespasien. C’est la pièce la plus spectaculaire, mais pas la plus attachante ni la plus subtile. La tension retombe, l’Occidental raisonneur sort de la transe magique où l’avaient plongé les autres œuvres et revient à la critique.
En somme, une exposition qui justifierait à elle seule un voyage à San Gimignano.
Photos 2, 3, 4, 6, 9, 10, 11 & 12 de l'auteur; photos 1, 5, 7, 8 & 13 courtoisie Galleria Continua (1, 7, 8 & 13 par Michele Alberto Sereni, 5 par Ela Bialkowska). Chen Zhen étant représenté par l'ADAGP, les photos de ses oeuvres seront ôtées du blog à la fin de l'exposition.