Villes suivi de Journaux, de Paul Blackburn (par Jean-Pascal Dubost)

Par Florence Trocmé

 
On a pu croiser son nom ici ou là dans des ouvrages sur la poésie américaine, voire comme référence évidente de la poésie ; on a pu le découvrir grâce à l’anthologie Vingt poètes américains1, traduit par Jacques Roubaud, qui le présente comme un des poètes proches du groupe des Black Mountain2
Le nom de ce groupe d’artistes est issu du Black Mountain College, qui fut une université expérimentale fondée aux États-Unis, en Caroline du Nord, par John Andrew Rice en 1933, et qui n’aura eu que vingt-quatre années d’existence. Université libre, où l’enseignement reposait sur l’esprit communautaire et sur une conjonction entre une pédagogie expérimentale et la création expérimentale ; ainsi de nombreux artistes firent sa réputation : John Cage y enseigna la musique, Merce Cunningham la danse, Willem De Kooning, les arts plastiques, Buckminster Fuller, l'architecture, Robert Creeley, Robert Duncan et Charles Olson, la poésie. « L’expérience qui y vit le jour, et avec laquelle Charles Olson s’efforça significativement de renouer dans les dernières années, fut bâtie autour de deux convictions qui orientèrent prioritairement l’inspiration et le programme : l’idée que la démocratie commence avec l’éducation et qu’elle doit y être explicitement mise en œuvre, et la conviction que pour neutraliser les paralysies ou les mutilations dont l’éducation est généralement responsable, les arts doivent être mis au centre de tout enseignement. »3 L’idée novatrice alors fut de privilégier l’action dans l’art, « la mise de l’art en action » (selon Charles Olson). Lequel Charles Olson contribua activement à faire de la poésie, au Black Mountain College, un champ d’expérimentation, de performances, contribuant à ce que d’autres poètes viennent au BMC y enseigner (R. Duncan, R. Creely), et en créant la revue Black Mountain Review dans laquelle il accueillit les poètes sus-cités, également Denise Levertov, ou ses propres et fameux Maximus Poems
 
Paul Blackburn aura eu un lien proche, certes, mais lointain, avec le Black Mountain College, où il n’enseigna pas ni même jamais il s’y rendit ; cela étant, en contact épistolaire avec Olson, il est néanmoins associé au groupe par le fait de ses préoccupations de traducteur (de la poésie des troubadours, dont il fit une anthologie, de Lorca…), de ses préoccupations poétiques, et par les liens qui se tissent entre Pound, Williams, Olson, et lui. Le premier livre de l’ensemble réuni et traduit par Stéphane Bouquet, Cities/Villes, a été publié en 1967, quatre ans avant la mort du poète, et fut le premier et seul volume conséquent qu’il publia de son vivant (laissant une importante masse de poèmes inédits). Les villes en question du titre sont repérables : New-York (avant tout, car comme nombre de poètes américains, que ce soit par fascination aimante ou par fascination haïssante,  Blackburn « célèbre » la ville américaine), mais aussi des villes espagnoles, Málaga, Barcelone, ou françaises, Paris, Toulouse (contre laquelle il sonne une virulente charge au moyen d’un sirventès4 qui prend l’ampleur d’une satire contre l’esprit français, « dans la rue je pisse/sur la politesse française/qui a éteint la passion vibrant dans la voix du sens »)…Villes qui forment l’ensemble « cité » dans laquelle le poète prend pied. Au rythme de la perception visuelle et auditive, Blackburn effectue un balayage mental de la vie urbaine, comme s’il pompait le réel et l’amenait à lui, et en lui, pour l’objectiver et se raconter lui-même, car chaque poème est de veine autobiographique. Peut-être en écho y a-t-il Whitman (« I celebrate myself », c’est moi que je célèbre), ou les poètes de la Beat Generation, qui concevaient le poème directement connecté à leurs anticonformistes et tonitruants événements de vie (un poème est dédié à Lawrence Ferlinghetti), du moins une certaine tradition lyrique de l’autobiographie ; mais comme une grande ville, le poète est rempli d’intersections, où se croisent les influences ; en effet, le réel autobiographiqué qu’il s’emploie à objectiver, inscrit sa filiation avec William Carlos Williams, voix majeure du background de Blackburn (« Poème du parc », outre qu’il fait allusion à son aîné, « Ce n’est pas le printemps, peut-/être n’est-ce jamais le printemps… », comme plusieurs poèmes, fait écho à son œuvre, et dans « Téléphoné à Rutheford » [ la ville où vivait Williams], il s’adresse à lui, « Vous avez… fait//une empreinte dans mon cœur « ), cela au moyen d’un travail formel qui, lui, rappelle le vers projectif de Charles Olson : le souffle personnel est projeté sur la page, chez Blakburn, un souffle d’arpenteur, avec ses accélérations, ses pauses, ses ralentissements, souffle de fumeur probablement, projeté, mais dispersé ô combien : le vers de Blackburn est imprégné d’urbanité, foule, dispersion, circulation, bruits ; c’est en observateur essoufflé qu’il marche. Autant que les significations des poèmes, la disposition des vers fait œuvre autobiographique. Cela étant, n’avait-il pas la haute ambition de pénétrer les choses ? L’œil de l’oreille ne le menait-il pas à pénétrer l’intériorité des choses, objets ou humains ?  
 
VISAGES 2 
 
La solitude 
d’une silhouette en manteau sous la pluie, 
l’imper bien coupé, le  
visage se détourne pour ici 
   mais maintenant 
entrer dans un café de vitres et commander un petit déjeuner ? 
connaître cette intériorité de la pluie, 
ou cet autre 
petit visage perdu au portillon ? 
   Impossible. 
   Terminé.  
 
« J’aime traduire, pénétrer dans la tête d’autres gens », écrit-il dans un entretien sur la traduction inclus dans Journaux. Une certaine dose d’humour flotte à l’intérieur des objets-poèmes, avec ce qu’on attend de l’humour, une mise à distance de soi, de l’autodérision, si ce n’est, une attention particulière à ne pas se laisser engloutir par les deux objets des poèmes, la ville et la vie privée. Le second livre, Journaux, est un choix du journal poétique que tenait le poète, par quoi le détail autobiographique est passé à la moulinette du vers et de l’humour, joyeux parfois, quoique, peut-être, en cette section, de plus en plus désespéré, se sachant malade (il mourra d’un cancer de l’œsophage) ; de l’humour, de l’humour, contre l’idée de la mort. 
 
QUEL POINT DE CÔTÉ DE LA PENTECÔTE ? 
 
La dernière nuit avant juin, je me penche 
   sur le radiateur d’air chaud 
   pour me réchauffer les mains  . 
   Mangé un 1/8 de banane 
   l’ai vomi. 
   Je compte la Pentecoûte 
     Je la vomis. 
   Je prévois. 
  
Il y a chez Blackburn un phrasé parlé, qui fait entendre une voix familière, mais qui familiarise avec l’Amérique qui circule dans cette voix, une dimension grandiose qui s’observe devant le poème étendu, « nous portons les marques des lieux toute notre vie,/une sorte de destin ». 
 
  
 [Jean-Pascal Dubost] 
 
 
1 Présentation de Jacques Roubaud, choix de Michel Deguy et Jacques Roubaud, édition bilingue, Gallimard, 1980. 
2 Ce que ne mentionne aucunement, curieusement, le traducteur Stéphane Bouquet, qui insiste (à juste titre) sur la biographie et le caractère solitaire de ce poète cependant organisateur de rencontres et de lectures publiques. 
3 Jean-Pierre Cometti, « “Black Mountain College”  – Art et utopie en action » in Cahier Critique de Poésie n°20, dont je recommande la lecture, le dossier du numéro étant consacré à Charles Olson et au Black Mountain College. 
4 « Satire, polémique, agressivité sont les traits distinctifs du genre : l’invective voire l’injure, prévaut sur l’éloge » (Armand Strubel) dans ces poèmes de circonstance pratiqués chez les troubadours, et trouvères (serventois en langue d’oïl). 
 
 
Paul Blackburn 
Villes 
suivi de 
Journaux 
traduit par Stéphane Bouquet 
José Corti, 22 €