George Oppen appartenait au groupe des poètes objectivistes américains, comme Louis Zukofsky, Charles Reznikoff, Carl Rakosi, Lorine Niedecker, pour citer les principaux acteurs de ce groupe de poètes que réunissait, dès les années 1930, une idée commune de la poésie, assavoir une objectivation sincère des choses (« le détail, non le mirage, de voir, de penser avec les choses telles qu’elles existent, et de les diriger au long d’une ligne de mélodie », disait Zukofsky à propos de la sincérité), passant par le poème désiré comme objet, et (descendance mallarméenne) nécessitant l’effacement du poète, qui se fait œil et oreille. Si le résultat différait fort entre ces poètes, un point commun cependant les accordait : l’influence de l’agencement musical : la fugue chez Zukofsky (« la pensée passe dans la mélodie », écrivait-il dans A), le récitatif chez Reznikoff, la suite chez Oppen, de même cultivaient-ils tous le désir de la perfection objective, Zukofsky : « L’objectiviste, alors, est une personne, non un groupe, et tel que je le définis ce qui l’intéresse c’est de vivre avec les choses telles qu’elles existent, et comme “homme du mot” il est un artisan qui met des mots ensemble pour qu’ils forment un objet. […] Les gens sont libres de fabriquer la table qu’ils veulent, mais si ça doit être de l’art, il vaut mieux avoir des critères. Moi en tout cas je veux une table sur laquelle je peux écrire et qui puisse avoir tous les usages habituels d’une table. »
À l’évidence, Yves di Manno, rassemblant ses traductions publiées premièrement et séparément aux éditions Unes, et nous donnant le rythme global de l’œuvre, s’est attaché au travail musical de George Oppen, aux allures d’une suite, car toute l’œuvre est une succession de poèmes déroulés sur le même ton, comme ces suites inspirées de la danse marchée, avec élans et stases, une marche ouverte, apte à capter et recevoir les nouveaux mouvements extérieurs que perçoivent l’œil ou l’oreille et qui placent le poète-récepteur entre condition mortelle et chosification. De cet entre-deux, du moins de cette volonté d’entre-deux, naît l’énergie créatrice, qui est désir, désir de poème. Les poèmes d’Oppen donnent une sensation de clarté, d’étrange calme, où le détail conduit lentement dans le sentiment d’être à l’intérieur des choses, sentiment favorisé par le retrait du « je » observateur, « Je crois que je suis/Ce que j’ai vu et non moi-même », un « je » paraissant aérien, devenu comme « du pollen dans l’air », un « je » qui ouvre le champ au lecteur. Si le poème semble devenir lui-même chose, c’est sans doute grâce à l’attention portée aux mots, placés avec une précision qui met en retrait leurs significations, les immobilise, mais à la limite d’un nouvel élan, pour, à l’instar du poète, être là, « l’acte d’être, l’acte d’être/plus que soi », choses qui font Chose :
« Il y a des mots qui ne signifient rien
Mais il y a quelque chose à signifier
Non pas une déclaration incarnant la vérité
Mais une chose
Qui est. C’est le travail du poète
“ De subir les choses du monde
Et de les dire à travers lui.” »
Se retraire de soi pour absorber l’immensité du monde et s’en imprégner. George Oppen défendait la clarté (« Je n’ai pas et je n’ai jamais eu d’autre motif en poésie/Que d’atteindre à la clarté […] Il y a une force dans la clarté »), la recherchait avec conviction, peut-être parce que plus difficilement accessible que la complexité (des hommes, du monde), « Il y avait un homme qui ne me comprenait pas, parce que je disais des choses simples », « parce que le connu et l’inconnu se touchent » ; des mots qui résonnent étrangement (vraiment ?) avec ceux-ci de Louis Zukofsky : « Pénètre plus loin,/Le simple sera découvert sous le complexe/Et le complexe sous le simple… » (in A ; et c’est d’ailleurs un exercice troublant, que de lire George Oppen en regard de Zukofsky, « Quand on a saisi les qualités d’une chose/On connaît la chose elle-même ;/Rien ne reste que le fait,/La chose existe sans nous ;/Et quand les sens vous enseignent ce fait,/On a saisi tout ce qui reste/de la chose même. »1, les deux poètes partagent le souci d’interroger le poème, d’interroger leur fabrication, le « travail », leur maître mot, et se rejoignent en maint endroit). Les vers sont d’une limpidité opaque, le rythme coule de source, pas le sens. Grâce à la clarté, y a-t-il accès à la nudité ? Au monde sans ses apparences ? Le point d’interrogation (très peu présent pourtant dans ses vers) semble être représentatif de la poésie de George Oppen, chaque poème est un point d’interrogation, une suspension aérienne qui reste cependant fixée dans la réalité. La lecture de cette somme s’inscrit au fur et à mesure dans l’esprit du lecteur, y dépose, lentement, sans fracas, mais énergiquement toutefois, une histoire émue du monde, « les choses poursuivent/Leur narration leur longue instruction »…
Ce qui est apparu comme réussite totale à la lecture de cette traduction est la capacité qu’eut le traducteur à être plus que soi, démontrant par là même et aussi la force lente d’imprégnation du poème, son travail sur le temps.
[Jean-Pascal Dubost]
1 Relire, et relire A de Louis Zukofsky, traduit par Serge Gavronsky et François Dominique, aux éditions Virgile, collection Ulysse fin de siècle.
George Oppen
Poésie complète
traduction par Yves di Manno
José Corti
352 p., 23 €
lire cette autre note (par Philippe Blanchon)