Pour rendre compte des phénomènes sociaux, il faut interroger les individus dans leur vie intérieure et non étudier des phénomènes globaux en prenant la société comme un tout.
Par Patrick Simon
Un article de l’Institut Turgot
Le professeur Boudon, membre de l’Institut, est un sociologue réputé mondialement et probablement le plus remarquable en France actuellement.
Il distingue dans son article deux types de sociologies :
- La plus connue, et celle dont on parle le plus souvent dans les médias, étudie des phénomènes globaux en prenant la société comme un tout.
- La moins connue, et celle sur laquelle Boudon insiste, « recherche plutôt l’explication de faits sociaux singuliers ». Elle se fonde sur le singularisme méthodologique, une approche mise en lumière par Ludwig Von Mises, un économiste autrichien.
Tout cela peut paraître un peu abscons. Pour me faire comprendre, je donne un exemple de questions que cette sociologie se pose depuis longtemps : « pourquoi les taux de suicide des femmes sont-ils très régulièrement plus bas que ceux des hommes ? ». C’est une question qu’examine Émile Durkheim à la fin du 19ème siècle. « Pourquoi les taux de suicide des protestants sont-ils plus élevés que ceux des catholiques ? Pourquoi ceux des célibataires que ceux des personnes vivant en famille ? ».
C’est ce genre de thèmes qui caractérise l’étude de phénomènes singuliers. Le principe de cette approche est que « les phénomènes sociaux sont les effets d’actions individuelles dont les causes doivent être recherchées dans les raisons plus ou moins clairement conscientes qui les inspirent dans l’esprit des individus. » C’est sur ce terrain que s’est développée la sociologie dite « quantitative ».
À noter d’ailleurs au passage ce que dit Boudon :
Les dispositions prises en France par le législateur pour interdire la collecte d’informations jugées susceptibles de porter atteinte à la dignité de groupes minoritaires sont souvent ressenties comme un sérieux frein à la recherche.
Cela fait partie de ces lois de censure qui accélèrent ce que Philippe Nemo appelle « la régression intellectuelle de la France » dans son dernier ouvrage.
Le singularisme sociologique s’est opposé à deux doctrines qui ont eu jusqu’à présent une puissante influence sur la sociologie : d’abord le marxisme bien sûr qui professe que les idées des individus (les superstructures) sont le produit des rapports de force socio-économiques (les infrastructures) ; et ensuite le structuralisme qui fait en somme partie des philosophies du soupçon.
Je vais essayer de résumer cette conception : comme le marxisme, le structuralisme professe un certain scepticisme envers la liberté car il y aurait des causes occultes aux actions individuelles. Leurs raisons seraient toujours illusoires. Il y en aurait de plus profondes expliquées par les structures et cela a donné, dit Boudon, la culture de l’excuse. Par exemple si les individus deviennent délinquants, c’est sous l’effet des structures sociales, et ce faisant cette doctrine « a miné la notion de responsabilité individuelle ». Et c’est ainsi, que la sociologie de l’excuse a influencé certains cercles de la magistrature, la sociologie compassionnelle a pesé sur les politiques de l’éducation, la critique littéraire sur la mise en scène théâtrale.
Prenons maintenant une illustration de la méthode de l’individualisme sociologique et de la sociologie quantitative. À la question « croyez-vous en Dieu ? » on trouve les réponses suivantes dans le monde occidental, par tranche d’âge et par niveau d’instruction.
Aux États-Unis, 98 % chez la moyenne vieille de la population et 95 % chez la moyenne jeune déclarent croire en Dieu. Par niveau d’instruction, on trouve 97 % chez ceux qui ont un niveau bas et 94 % chez ceux qui ont un niveau élevé.
En Italie résultats proches : 94 % / 95 % par âge et 91 % / 86 % par niveau d’instruction.
En Angleterre résultats similaires : 89 % mais 63 % chez les jeunes et 81 % / 67 % par niveau d’instruction.
Résultats similaires en Allemagne.
Et en France : 77 / 51 % et 65/57 %. C’est donc en France que la majorité des gens déclarant croire en Dieu est la plus faible.
À la question « croyez-vous au pêché ? » on trouve des résultats similaires. Aux États-Unis 91 / 92 % de oui par classe d’âge, 89 / 87 % de oui par niveau d’instruction, donc faible différence. En Italie 81 / 68 %, donc petite baisse chez les jeunes et 75 / 65 %.
En France 55 / 38 % (forte baisse chez les jeunes) et 46 / 41 % par niveau d’instruction;
Cette enquête s’est poursuivie avec d’autres questions. Voilà le pourcentage des personnes qui déclarent qu’il y a des principes absolument sûrs permettant de distinguer le bien du mal. Aux États-Unis : 55/43 % et 55/40 %. En France 35 / 15 % et 27 / 22 %.
J’ai dit tout à l’heure qu’en France 51 % des jeunes croient en Dieu mais si vous cherchez le pourcentage de ceux qui disent : « Dieu est important dans ma vie », cela tombe à 15 % (68 % aux États-Unis et 58 % en Italie).
L’enquête s’est poursuivie sur des questions proches, par exemple « croyez-vous à l’Enfer ? » 74 % chez les jeunes aux États-Unis (plus que chez les vieux), 35 % en Italie, 14 % en France, ou « croyez-vous au ciel ? », 89 % chez les jeunes aux États-Unis, 50 % en Italie, 28 % en France. Et, autre question très intéressante, le pourcentage de ceux qui déclarent croire en l’âme : 93 % chez les jeunes aux États-Unis (proportion identique à celle des vieux), 79 % en Italie, 56 % en France.
Sur tous les sujets, la France a ainsi les pourcentages les plus faibles.
Raymond Boudon commente ces résultats dans son article :
Les réponses sceptiques à l’égard des religions, de leurs dogmes de leur importance sont plus fréquentes chez les plus jeunes et les plus instruits, le niveau de scepticisme étant, pour des raisons historiques, très variable selon les pays. Les Italiens ou les Américains restent nettement plus religieux que les Français ou les Allemands.
Boudon explique ensuite qu’on n’observe pas un retour du religieux dans le monde occidental mais que l’on ne relève pas non plus une évanescence du religieux. Il semble y avoir un déclin de certaines valeurs, comme la croyance en l’enfer, mais ce déclin est modéré et comporte une notable exception. Je cite :
Une seule notion issue de la tradition religieuse fait preuve d’une résistance marquée : celle de l’âme… L’enquête sur les valeurs fait encore apparaître avec force une autre tendance à savoir qu’aujourd’hui la valeur par excellence sacrée est celle de la dignité humaine…
Je vous ai donné une illustration de cette approche sociologique. Si vous voulez en savoir plus, il suffit de lire les œuvres de Raymond Boudon. Il a publié de nombreux livres : « Le relativisme » en 2008, « La rationalité » en 2009 et plus anciennement en 2002 un petit ouvrage intitulé « Déclin de la morale, déclin des valeurs ? » . Ce livre fait apparaître que la morale est loin d’avoir décliné, mais pour s’en rendre compte il faut évidemment interroger les individus dans leur vie intérieure plutôt que les collectivités ou les groupes ou la société. C’est ce que fait cet auteur.
—-
Sur le web