Quand le monde extérieur devient une menace, quand, sur l’horizon du ciel, se forment de gros nuages noirs, l’Art est un refuge. L’Italien Boccaccio avait raconté comment, pendant la Peste de Florence, une petite société réfugiée dans un manoir oubliait ses tourments en se racontant des histoires.
L’idée de Martine Fontanille, découle du même principe. Du 24 novembre au 3 décembre prochain, sur l’espace intime de la Fabrique du Vélodrome à La Rochelle, elle met en scène un « Avare » à la fois dérangeant et jubilatoire... Tout commence dans un atelier de couture où la vie s’est brutalement arrêtée. Cartons, frusques dépouillés de contenus, vieilles Singer, outils rouillés, hardes, stores remplis d’oripeaux, boites de gâteaux vides... Au fond, une porte, un couloir, un téléphone qui rythme « l’aventure scénique de l’atelier ». Car les ouvrières sont aussi des comédiennes et elles n’ont pas encore dit leur dernier mot.
Elles ne sont plus que trois à résister, à refuser l’avis de délocalisation que leur patron impose à l’usine. Si elles ne libèrent pas la place, elles en seront délogées par les CRS. Tant pis, les nouvelles du monde extérieur ne sont peut être pas bonnes, mais elles ne céderont ni à la détresse, ni à la morosité ! Elles ont d’emblée fait le choix du théâtre et du jeu. Obstinément, elles jouent « l’Avare » de Molière. La situation mise en place dans cette pièce est odieuse et le texte foisonne au point de les libérer de leur angoisse et de leurs tourments.
C’est là l’une des sources du plaisir que les trois comédiennes, qui jouent tous les rôles à la fois, offrent au spectateur. Sans se décourager, les trois ouvrières qu’elles incarnent d’abord rejouent dans la fiction leur opposition au « grand capital ». Harpagon est « le patron » : il veut ne rien céder aux subalternes et tout garder pour lui, argent, réputation, plaisir. Cette situation bloquée génère le détraquement des personnages. Chez ce père abusif, chez ce tyran domestique, être amoureux, oser une conversation, organiser un repas de mariage, emprunter de l’argent, tout devient grotesque et bouffon... La mise en scène, bijou de précision parfaitement réglé dans le petit espace de la Fabrique du Vélodrome, fonctionne parfaitement. Pantomimes, petite musique de menuet, gestuelle saccadée, métronome du temps scénique, carillon des trois actes rythmés par les coups de fil. Elise et Valère sont articulés comme des personnages de boite à musique. Harpagon, bandit manchot obsédé de la calculette, Harpagon, chippendale sexagénère, Harpagon Picsou, recroquevillé et pitoyable sous la lumière jaune, Harpagon Cruella d’Enfer qui fait défiler sous son fouet les 101 dalmatiens de la condition humaine.
Toute une humanité en souffrance se tord en effet dans cette boite close qui casse et désarticule. Maître Simon, fakir noir karatéka, gesticulant dans une ruelle mal éclairée, Frosine boule rose de cabaret, à mi chemin entre le Crazy Horse et les Barbapapa et dont le déhanché et le mouvement d’épaule redessinent, sous le papier crépon de la perruque fluo, la sensualité gommée, Maitre Jacques cuisinier, bibendum sautillant, derviche tourneur aux yeux bridés, Maitre Jacques cocher, vague maraud calotté à la Tarass Boulba, Valère côté intendant, face rayonnante et tête à claque, Valère côté amant rebelle, hidalgo toréador, brandissant avec grâce un vieil outil pour terrasser la Bête immonde.
La Bête immonde, c’est le Temps. Pas besoin de regarder l’horloge où les minutes passent à toute allure au centre de la scène. Derrière, le téléphone sonne. Les sirènes et les hauts parleurs envahissent l’espace des coulisses. Déjà Nicole a décidé de renoncer. Nicole, c’est l’ouvrière qui jouait notamment le rôle d’Elise. Elle fait son paquet, range sa belle panoplie de marquise. Les deux autres récitent encore obstinément. Mais trop tard... la pièce n’ira pas à son terme... Pas de Deus ex macchina et pas de « happy end ». Le texte accélère, le débit haletant, la voix essoufflée. Ca y est ! Harpagon va retrouver sa cassette ! Inévitablement monte sur le paquet de frusques, au milieu des cartons, jubile et augmente son capital... La voix de Molière fait entendre une fois de plus la petite musique humaine du plaisir égoïste et de l’Injustice. L’atelier est plongé dans le noir. Plus de mots. Piétinements dans les coulisses.