Les Quatre Bacheliers
Les Quatre Bacheliers – Georges Brassens
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La Mauvaise Réputation a un fond réel, mais Brassens ne chante la vérité que lorsque ses parents sont morts et l’année même où il quitte l’impasse Florimont (1966). Il s’agit des Quatre Bacheliers, rare chanson vraiment autobiographique, récit-souvenir d’un moment très pénible de sa vie. Il fait de menus arrangements avec les faits, mais le sentiment demeure ; il éprouve une énorme reconnaissance envers son père qui a su lui pardonner, alors que, selon la morale traditionnelle, il aurait dû le punir.
Les faits sont simples : à la fin de l’adolescence, Brassens, en compagnie de quelques copains, a commis des vols ; ils ont été dénoncés et il est condamné à quinze jours de prison avec sursis. Il doit partir de Sète où il a désormais « mauvaise réputation », et il quitte le lycée pour se réfugier à Paris chez une tante. Cette dernière lui fait rencontrer Jeanne, le cocon est reformé.
C’est à cette époque qu’il commence ses lectures boulimiques et qu’il se jette à corps perdu dans l’écriture poétique. Il faudra attendre vingt-cinq ans pour qu’il ose reprendre de front cet événement douloureux. La chanson ne s’étend pas sur le motif des vols ni sur les vols eux-mêmes :
Pour offrir aux filles des fleurs
Nous nous fîmes un peu voleurs…
Seule compte la mansuétude du père : celui-ci s’est rendu à la prison mais il n’a rien reproché à son fils. Il lui a seulement demandé s’il avait faim et lui a donné un sandwich. Ce qui donne dans le texte cette petite modification :
On le vit on le croirait pas…
Lui tendre sa blague à tabac
Blague à tabac
Outre que ce changement rappelle que son « père » parisien Marcel Planche (L’Auvergnat) le fournissait en tabac dans les années de vaches maigres, l’objet décrit parfaitement les sentiments du père envers les méfaits de son fils. Il aurait pu dire comme les autres pères :
Fils indigne je te renie…
Par ce présent, Brassens fait dire indirectement à son père : « A mes yeux il est normal quand on est jeune de faire des bêtises ; ce que tu as fait est une plaisanterie, une « blague ». Je t’apporte ce plaisir à partager, le tabac, pour que tu saches que tu as le droit de vivre heureux, hors de cette culpabilité (« sans vergogne » est le refrain de la chanson) qui fait tant souffrir. » Le père ne dit rien de tout cela : pudeur d’un libre penseur qui rappelle une des plus anciennes chansons de Brassens (composée au STO) et qu’il enregistra avec Patachou :
Papa papa il n’y eut pas entre nous
Papa papa de tendresses ou de mots doux
Pourtant on s’aimait bien qu’on ne se l’avouât pas
Papa papa papa papa…
Ce silence, cette double négation au cœur du nom « papa », c’est le non-dit qui passe uniquement par les gestes. C’est l’inutilité du dire entre un père et son fils, la méfiance envers les mots, cette séduction où seule compte l’attitude, la manière d’être. Brassens, à près de cinquante ans, est conscient d’avoir eu dans cet homme secret et libre un modèle, un appui magnifique pour sa vie et il n’hésite pas à le dire :
…je sais qu’un enfant perdu…
A de la chance quand il a
Un père de ce tonneau-là…
Après la parution de cette chanson, Brassens regrette publiquement qu’elle ait eu peu de succès : ses accents funèbres – bien qu’elle soit en majeur – sa pauvreté mélodique, ne doivent pas nous tromper. Sa structure est d’une rigueur toute mathématique. Elle avance avec une logique tendue sous une main de fer, tout y est dit sous le signe du chiffre quatre. C’est l’austérité arithmétique qui cache et révèle à la fois le silence entre les générations l’énorme charge affective qui doit être exprimée sans pour autant être étalée, respectant en cela la pudeur du père. Il se présente lui-même à la troisième personne pour garder la distance.
L’histoire se déroule sur seize strophes. Les deux dernières ne sont en effet qu’un commentaire classique comme on en trouve par exemple dans L’Assassinat – conclusion imitée de La Fontaine – , coup de patte final envers les braves gens :
Et si les chrétiens du pays…
Jugent que cet homme a failli…
Ça laisse à penser que pour eux…
L’Évangile c’est de l’hébreu…
On peut penser qu’il joue ironiquement sous une couverture générale son père libre penseur contre sa mère catholique.
Le récit de l’affaire occupe donc 4 fois 4 strophes. Les 4 premières décrivent l’arrestation et les 4 suivantes les réactions négatives des pères des bacheliers. Il reste 4 strophes pour son père et 4 pour lui.
L’apparition de son père à la prison est superbe. Sa masse physique :
C’était le plus gros le plus grand
présage un « malheur » et le suspens ainsi ménagé dut être vécu comme tel par le jeune homme, préparant l’admirable simplicité du propos qu’il prête à son père dès qu’il aperçoit son fils :
Dans le silence on l’entendit
Sans vergogne
Qui lui disait : « Bonjour petit »…
L’essentiel est dit. Aucune leçon. Le maçon reconnaît son enfant, « petit », et c’est à ce moment qu’il lui tend sa blague à tabac.
Dans son commentaire, Brassens se garde de juger, il a retenu la leçon du père :
je ne sais pas s’il eut raison
D’agir d’une telle façon…
Cette réserve laisse sont père intact, il ne s’en approche pas, c’est le tact suprême auquel se mêle évidemment une légère ironie envers la morale qui condamne un père aussi laxiste. Puis viennent quelques réflexions !
Mais je sais qu’un enfant perdu…
A de la corde de pendu…
Et tout à coup, c’est la dernière strophe de La Mauvaise Réputation qui revient !
S’ils trouvent une corde à leur goût
Ils me la passeront au cou…
En lui évitant la corde, le père a lancé le « petit » vers le monde des « grands ». Libéré de toute culpabilité, avec pour tout viatique la blague à tabac du père, l’enfant devient adulte. Ainsi naît-il une seconde fois, par son père ; c’est un rituel de passage qui le délivre à jamais.
À la fin, l’homme Louis Brassens que le texte décrivait comme « gros » et « grand », et que dans la vie son fils appelait « Le Vieil Ours » , réapparaît :
…un enfant perdu
A de la chance quand il a
Sans vergogne
Un père de ce tonneau-là
Ce tonneau-là.
On entend dans le tonneau repris deux fois, non seulement une image familière, mais aussi une description physique du corps du père – mort désormais – et qui revient dans ses souvenirs comme une figure en pied, sorte de sanglot caché sous l’ironie affectueuse. Toute sa vie, Brassens le secret, Brassens le malicieux, pratique ce genre de dévalorisation par le surnom, manière populaire de dire qu’on aime sans dire je t’aime : sa compagne est « Chenille », son ami Miramont « Corne d’Aurochs », Éric Battista « Le Sportif imbécile », etc. Il ne fait pas de doute que « ce tonneau-là » qui conclut l’affaire correspond à une résurrection du père qui se dresse au centre de sa mémoire. Simplement pour nous, le texte glisse d’une génération, et c’est le chanteur Brassens qui devient le tonneau et nous qui le chantons devenons le jeune Georges Brassens. L’effet déculpabilisant fonctionne alors pour nous aussi et Tonton Georges n’est pas loin d’être notre père (ce qu’il aurait vivement récusé!)… mais on le savait dès le premier jour où il a surgi à nos tympans.
Il faut revenir au chiffre 4 qui articule l’ensemble. Chaque strophe se compose d’octosyllabes (deux fois 4), coupés par le refrain : « Sans vergogne » (4 syllabes) et la reprise de la seconde moitié du deuxième octosyllabe, ce qui donne une suite de 8+4+8+4. La musique de chaque strophe fonctionne sur huit mesures avec 4 notes par mesure ! C’est une véritable obsession qui emprunte d’ailleurs à la chanson dédiée à l’autre père, son père d’adoption Marcel Planche, « L’Auvergnat ». Là aussi on avait une série d’octosyllabes…. sans oublier que la dernière strophe évoquait une arrestation par les gendarmes ! On y rencontrait le même chiffre :
M’a donné quatre bouts de bois…
M’a donné quatre bouts de pain…
On pourrait à loisir multiplier les rapprochements : Les Quat’zarts chante une mauvaise blague (la mort), La Route aux Quatre chansons évoque un prisonnier qui va être pendu etc.
C’est un parti pris, un chiffre, l’obsession étant ici protection contre le temps : la mort et le temps lui sont liés. L.J.Calvet, dans son beau livre sur Brassens, relève la manière curieuse qu’avait le chanteur de noter chiffres et dates sur les objets, une horloge, une boîte… C’est que conter pour un auteur de chansons c’est d’abord compter : les mots, les syllabes, les notes. C’est affaire de temps contrôlé, revanche sur le temps flou de nos vies.
Il semble que dans cette chanson extrême, le rigueur du chiffre protège le monolithe de tout débordement sentimental. Commet dire la pudeur ? Il choisit de s’emprisonner et l’on est à la limite du chant, au bord du parler. La mélodie, dénuée de charme, arrache une à une les syllabes sans rien faire pour séduire. « Sois généreux et tais-toi ! », dit-il. C’est l’anti-chanson parfaite dont les accents rôdent autour du silence, exaltant de manière paradoxale la discrétion et l’effacement.
Dans la suite joyeuse et ironique, mélancolique et mélodieuse de ses œuvres, cette chanson grise dessine une ombre, enfonce dans le tissu de ses chants une pointe noire, et on a l’impression qu’on est alors au plus près du mystère Brassens, là où silence et mélancolie s’arrogent tout l’espace.