Georges Schehadé (1905-1989), écrivain, poète et dramaturge libanais, vivait paisiblement (pour autant qu’un poète puisse vivre paisiblement, bien sûr) à Beyrouth avant que la ville et le pays entier ne sombrent dans la guerre civile de 1975. Contraint de s’exiler à Paris, il laissa sur place toute sa bibliothèque. Pour être plus exact, il faudrait plutôt préciser qu’il emporta avec lui une partie de ses livres, gravée dans sa mémoire. C’est dans ces rayonnages virtuels qu’il puisa pour composer cette étrange anthologie suivant un cahier des charges spécifique : ne retenir de chaque poème qu’un vers, l’isoler de son contexte, s’abstenir d’en indiquer l’auteur (la liste figure volontairement en fin de volume, qui fait la plus belle part au domaine français), ne respecter aucune chronologie ni thématique ; enfin prendre soin d’écarter les auteurs encore vivant.
Le résultat se révèle étonnant. Dans ce panthéon poétique, se côtoient donc, entre autres, Mallarmé, Lamartine, Radiguet, Eluard, Valéry, Rutebeuf, Breton, Louise Labé, Théophile Gautier, Jules Laforgue, Nerval, Saint-John Perse, Clément Marot et Oscar de Milosz. Certains poètes font l’objet de nombreuses citations (Rimbaud, Baudelaire, Agrippa d’Aubigné), les noms de quelques autres sont aujourd’hui assez oubliés (Louis Bouilhet, l’ami de Flaubert, Léon Dierx, Isaac de Benserade). Et, comme l’anthologie repose sur un choix, il y a, bien entendu, quelques grands absents (Antonin Artaud, Pierre Louÿs, Desnos, René Crevel, Boris Vian), mais telle est la loi du genre.
On y découvre nombre de perles dont voici quelques exemples : « Peu s’en fallut que le soleil ne rebroussât d’horreur vers le manoir liquide », « Merd’ ! V’là l’Hiver et ses dur’tés », « L’exquise charité de sa chevelure », « Le soleil se couche en des confitures de crime », « C’est parce que leurs racines paissent le gaz que l’ombre des marronniers est bleue », « Des vols de perroquets traversent ma tête quand je te vois de profil », « Elles ont du rouge aux lèvres et des dentelles au cul »…
Illustration : Georges Schehadé, photographie.