La Valse de la Brume du Chevalier de La Lune

Publié le 28 novembre 2011 par Hunterjones
À chacun sa chacune.
Julien n'était pas accompagné à ce mariage. Ancien amoureux de la mariée, il avait toujours entretenu de bons rapports avec ses anciennes flammes. À la lumière de celui qu'elle épousait maintenant, il se demandait bien quelle insouciance l'avait fait la désirer à l'époque. Elle l'aimait bien, enfin, il s'entendait bien avec elle, mais leur rupture il y a maintenant 22 ans s'était fait tout naturellement. Ils étaient tous deux ailleurs. Lui dans ses projets d'étude en Angleterre et elle dans ses rêves de princesse. Comme celui de se marier ce froid soir de novembre.
Julien avait été invité et il s'était rendu seul dans le petit étable où allait se dérouler l'après mariage. Athée, il avait laisser passer la cérémonie à l'église et il réalisait maintenant que seulement lui et deux autres jeunes femmes s'étaient présenté sans partenaires. Dans un mariage la clientèle est souvent très très belle ou très très peu attirante. Il n'y avait pas d'entre deux aux yeux de Julien. Certains personnes se distinguaient par leur sobriété et une élégance, travaillée, mais qui paraissait naturelle. D'autres se plantaient sévèrement dans des costumes mal taillés ou sous des maquillages lourdement appliqués. Certains couples semblaient même sous tension et sur le point de rompre tellement l'image de l'un et de l'autre n'était pas géré au goût d'un des partenaires du couple. Porter le chic, c'est une gestion à la fois personnelle et commune en couple.
Dans le concept de la soirée, il y avait un moment vers la fin du repas où les convives étaient invités, si il le souhaitaient, à monter sur scène afin de chanter une chanson de leur choix destinée aux nouveaux mariés. Un baby-boomer avait envie de revivre ses 20 ans et avait prit un méchant plaisir à torturer tout le monde en chantant That's Amore de Dean Martin. L'horreur sévissait particulièrement durement dans les ting-a-ling-a-ling, ting-a-ling-a-ling et les Tippy-tippy-tay, tippy-tippy-tay satisfaits du boomer-crooner. Les gens étaient déchirés entre le rire complice et le rire de pitié. Les plus âgés, sous l'influence de l'alcool et un brin fatigués, chantaient le refrain tout sourire, d'autres, plus jeunes, souriaient de politesse mais ne pouvaient s'empêcher de se pencher à l'oreille de leur partenaire afin d'y glisser une quelconque médisance ou se jouaient dans le visage avec leurs mains afin de masquer leur gêne. Les enfants du boomer sur scène voulaient pour leur part, mourir. Surtout quand il a été applaudi à la fin et a compris quelque chose qui n'avait jamais été souhaité: l'envie d'un rappel. Définitivement en feu, il s'était accordé tout juste quelques secondes d'applaudissements avant de revenir sur ses pas et de recommencer la torture que même le micro semblait vouloir fuir.
Julien, habilement placé près d'une porte menant dehors, en avait profité pour se glisser à l'extérieur à ce moment précis.
Si il fumait encore c'est exactement là qu'il aurait brûlé son tabac. Pas que la nicotine lui manquait mais le rituel, de s'accorder un moment à soi, seul avec sa tête, dans ce cas précis, seul avec une lune d'automne parfaite, le moment où on choisissait d'arrêter le temps, de le ralentir, lui manquait cruellement. Mais voilà, non seulement ne fumait-il plus mais en regardant vers sa droite se trouvait un peu plus loin l'une des deux femmes seules de la soirée. La plus mature des deux. Une très belle femme, tout ce qu'il y a de plus féminin. Dans la finesse des mouvements tout comme dans la tenue des cheveux, dans les lunettes qui se fondaient à des yeux intelligents et dans les jambes à faire frémir les plus prudes se trouvait la féminité à l'état brut. Elle était assise sur le coin d'un petit mur de pierre et se jouait dans les cheveux de la nuque, geste qui, à lui seul n'appartient dans la grâce qu'aux femmes. Elle semblait attendre quelqu'un. Il la remarqua, la trouva très belle. Comme si elle avait entendu ses pensées, elle se tourna vers lui et lui sourit.

"Vous n'étiez pas à l'église" lui dit-elle laissant poindre un accent insoupçonné de femme de France. Lui qui n'avait jamais aimé les accents français était soudainement étonnament séduit.
"Non, je...j'avais un empêchement...je ne pouvais qu'arriver pour le repas...Julien" dit-il pour se présenter. Il ne comprit pas son prénom à elle et refusa de lui redemander par timidité. Ce n'est qu'à ce moment qu'il remarqua qu'elle avait une cigarette dans l'autre main, ce que ses cuisses faisaient vite oublier dans les turn-offs.
"Vous êtes seul?" lui demanda-t-elle.
"Oui... vous aussi"
"Ah c'est que moi je suis un cas" dit-elle sans plus de détails. Toujours assise, elle lui laissa le temps de jouer à l'inquisiteur et lui sourit de ses grands yeux marrons clairs. Julien laissa toutefois planer un long silence. Voulait-il vraiment savoir? De la voir là, dans la lumière de la lune, sa peau bazanée dans le brume d'automne, mêlée à la fumée de cigarette, dans sa robe de gala donnait au moment une saveur érotique.
"Vous n'avez pas froid?" lui demanda-t-il enfin.
"La cigarette me réchauffe" dit-elle dans un murmure rappelant à Julien, étrangement, une vieille pub des années 80.
Ils se regardèrent longtemps. Elle pour qu'il lui offre peut-être quand même son veston, ce qui lui donnerait un avant-goût de son odeur à lui; lui tentant mal de chasser cette envie de lui demander de danser avec lui, savourant chaque seconde des ses yeux placés sur elle.
On entendait une musique de valse en sourdine derrière dans l'étable convertie en salle de mariage. On entendait aussi des pas dans la gravel. L'autre jeune fille qui était venue non accompagnée au mariage venait maintenant les rejoindre dans la brume de la nuit en campagne.
 "Il fait froid" dit la fille, définitivement plus jeune, tout aussi jolie et désirable, qui avait elle, un accent du Québec dans une voix pleine de jeunesse. On la sentait fraichement sortie du CEGEP, on devinait le profil d'une jeune élève modèle. Le regard intelligent elle aussi. Abrité sous des lunettes également. Pourquoi ses deux femmes lui faisaient-ils tant d'effets ce soir-là? Parce qu'elles étaient seules? Parce qu'elles avaient des lunettes? Parce qu'il avait bu? Tout ça?
"Qui êtes vous?" demanda quelqu'un. L'attention de Julien était si éparpillé qu'il ne sut pas qui demanda.
"Qui êtes vous par rapport aux mariés?" demanda enfin la Française assise.
C'est l'autre fille qui répondit:
"Suzie Beaudry, je suis une cousine du marié, je travaille à l'observatoire de linguistique à Montréal"
"Vous êtes très belle"
La phrase échappa à Julien. Il s'en voulu. Il rougit. Suzie aussi d'ailleurs. Il ne vit pas la réaction de la française car il n'osait plus bouger, voulant reculer le film du temps et effacer ce moment.
Suzie était fameusement jolie, d'un charme élégant. Sa fine bouche, sa nuque dénudée par des cheveux remontés sur sa tête, probablement les fesses les plus attirantes du continent, Julien se trouvait bête d'avoir échappé une phrase mal bienvenue...ou pas?...Suzie brisa le moment de silence avec une phrase tout aussi mystérieuse.
"J'ai pas de chum" dit-elle puis rajouta afin d'être plus claire "En fait je suis célibataire". Cette précision la rendit encore plus belle parce qu'elle s'en trouvait gênée. L'intelligence n'est pas toujours remerciée et il avait soudainement envie de lui plaire. Si la Française savait très bien l'effet qu'elle faisait, Suzie avait un type de beauté qui ne réalise pas nécessairement l'effet produit sur les autres.
"Et vous jeune homme? qui êtes vous par rapport aux mariés?" demanda la Française derrière.
"Je suis un chevalier du passé" dit-il et tant qu'à avoir un pied dans l'étrier, il choisit d'aller jusqu'au bout. Il placa sa veste sur les épaules dénudées de la Française qui fût surprise et invita Suzie à valser dans la nuit. Ce que Suzie fît en sa compagnie, ravie et souriante. Incarnant un poème de George Orwell qu'elle peinait à traduire dans le cadre de son travail.
She looked at me, so pure, so sad,
The loveliest thing alive,
And in her lisping, virgin voice,
Stood out for twenty-five.
Un parfum impudique de prostitution traversa son esprit. Ce jeune homme était beau mais qui étaient ses deux partenaires nouveaux?
Sans jamais se quitter des yeux, lui verts, elle marrons couverts d'un champs de cils et tapis derrière de charmantes lunettes, ils dansaient dans la nuit froide.
Il la laissa soudainement afin d'offrir sa main à la française pour un tour de valse, invitation qu'elle suivit aussitôt.
"Vous êtes nu-pieds, vous allez prendre froid!" dit Suzie à la Française, si concentrée sur le regard verdoyant du prince charmant qu'elle ne releva pas la remarque. La Française était pleine d'assurance, bougeait dangereusement bien, et semblait tout à fait savoir ce qu'elle faisait. Elle semblait plus vieille que Julien de quelques années, ce qui n'enlevait absolument rien de son charme. Suzie restait tout près et, guidée par l'alcool, elle se joint à eux pour improviser une valse à trois.
C'était la danse la plus oblique mais aussi la plus magique.
De guingois mais de bonne foi.
Julien voudrait un cas d'observation de la langue, celle de Suzie.
Un cas peut-être aussi, un cas français.
Seul la lune saurait.
Seul la brume tairait.
Derrière on entendait le deuxième rappel de That's Amore.
ting-a-ling-a-ling,  tippy-tippy-tay...