L'INPES joue à l'autruche?
Il est vrai que la France a été relativement épargnée des problèmes de jeu compulsif et que, la première étude de prévalence qui s'intéresse à ceux-ci indique un taux de prévalence des problèmes de jeu sur l'ensemble de la population de 1.3%. En fait, le taux réel est de près de 2.8% lorsqu'on rapporte ce pourcentage à la population des joueurs (48% de la population). Dans la plupart des pays cités aux fins de comparaison ce taux est de 70% et plus! Ce bas taux de la prévalence des problèmes de jeu sur l'ensemble de la population ne peut que témoigner de la moins grande accessibilité des jeux (en dur/terrestre) en France et/ou d'un plus faible intérêt des Français pour le gambling. L'INPES a publié un tableau comparatif des pourcentages des populations des pays concernés qui pratiquent des jeux d'argent et de hasard, mais elle ne relève pas ce lien entre le faible taux de prévalence et le relativement bas pourcentage de la pratique de ces jeux en France. Cette façon de faire de l'INPES qui a pour effet de banaliser les problèmes de jeu est indigne d'une grande institution publique.
Des jeux et des hommes
Comme il fallait s'y attendre, c'est le Rapido, la loterie à tirage rapide (aux 5 minutes), le plus accessible des jeux de loterie électroniques qui suscite le plus haut taux de prévalence de jeu compulsif (SOGS 3+ ou ICJE 3+). Le Rapido est un jeu qui partage de nombreuses caractéristiques addictogènes avec les appareils de loterie vidéo (ALV) / machines à sous (MAS) : écran; résultats quasi immédiats; utilisation du presque gain, etc. Au Québec et en Australie, on retrouve en plus grand nombre qu'en France des appareils de jeux électroniques de type ALV ou MAS. À titre d'exemple, au Québec il y a des ALV dans presque tous les bars! Ces appareils sont à eux seuls, responsables de près de 90% des demandeurs de traitement pour des problèmes de dépendance au jeu. Le taux de prévalence de jeu compulsif touche 10% des joueurs et ce taux grimpe à plus de 20% chez les joueurs réguliers.
Le Rapido est pratiqué par 23% de la population des joueurs (dont +/- 8% réguliers/hebdomadaires). Chez les adeptes réguliers de ce jeu, 41% sont des joueurs compulsifs (problématiques et pathologiques).
Le gambling sur Internet est une autre plateforme de jeu accessible qui gagne en popularité. Parmi les joueurs actifs, on dénombre 22.7% de joueurs compulsifs. Sur les trois principaux types de jeux pratiqués sur Internet (pronostics, poker et tirages), le poker et les jeux de pronostics présentent, toujours chez les joueurs actifs, des prévalences pathologiques particulièrement élevées, de l’ordre de 10%. Par contre, le rapport n'indique pas le pourcentage de joueurs compulsifs (problématiques et pathologiques) mais celui-ci doit se situer quelque part entre 20% et 30%. Les auteurs de l'étude précisent, à juste titre, qu'il faut demeurer prudent dans l’interprétation compte tenu de la faiblesse des échantillons concernés (79 joueurs «excessifs» - lire pathologique- dans un échantillon de 264 joueurs internautes).
Joueurs excessifs ou joueurs pathologiques
Curieusement, les auteurs de l'étude considèrent comme des synonymes, joueur (jeu) pathologique et joueur (jeu) excessif. La petite histoire de l'utilisation du terme de jeu (joueur) excessif prend son origine à l'Université Laval de Québec, il y a une dizaine d'années. Ce sont des chercheurs du Centre québécois d'excellence pour la prévention et le traitement du jeu (CQEPTJ) fondé par Robert Ladouceur et dans lequel on retrouvait Jean Leblond qui ont été les premiers à l'utiliser pour désigner les joueurs souffrants d'une symptologie significative de dépendance au jeu (SOGS=3 +; ICJE=3 +). Ainsi, dans la foulée de la publication des études de prévalence, on citait le pourcentage de joueurs excessifs pour démontrer l'incidence d'un problème de jeu (gambling) au sein de la population. Cette utilisation du terme a, malheureusement, graduellement disparu et aujourd'hui on ne cite que le pourcentage plus petit, c.-à-d. celui des joueurs pathologiques.
Cette façon de faire arrange bien l'industrie du gambling puisque la perception des problèmes de jeu au sein des populations concernées s'en trouve faussée. Mettre de l'avant que seulement 0,5 % de la population adulte souffre d'un problème de jeu pathologique ou que 2,1% (ex. : 0.5% + 1.6%) de la population souffre de jeu excessif/compulsif (et in extenso au taux de prévalence selon le type de jeu), est un choix éditorial qui a une incidence sur la perception de la dangerosité des jeux d'argent et de hasard. S'il est facile de comprendre que l'industrie du jeu privilégie, dans leur communication, l'utilisation de chiffres (pourcentages) qui minimise les problèmes de jeu, il en est tout autrement des organismes de santé publique, tel que l'INPES. Ce choix éditorial de l'INPES est d'autant plus troublant lorsque l'on sait que les problèmes de dépendance des joueurs problématiques (le 1,6%) sont jugés suffisamment sérieux pour que ceux-ci aient accès (au Québec) aux programmes de traitements pour joueurs «pathologiques».
Il n'y avait aucun besoin pour l'INPES d'utiliser l'expression joueur excessif en lieu et place de joueurs (jeu) pathologiques pour désigner la frange de joueurs les plus sérieusement atteints par un problème de dépendance. Par ailleurs, pour SOGS 5+, il y a l'expression joueur probablement pathologique, et pour ICJE 8+, l'expression, joueur à risque sévère. Ces termes sont clairs et il n'y avait donc aucun besoin d'y substituer un nouveau synonyme.
Personnellement, cette malheureuse initiative terminologique de l'INPES m'encourage à maintenir et privilégier (faute de mieux) l'utilisation du terme «jeu (joueur) compulsif» pour définir les joueurs qui ont un indice de problème de jeu égal et/ou supérieur à 3 (SOGS, ICJE et DSM).
Utilisation de l'ICJ en lieu et place du SOGS
Aujourd'hui, la doxa du jeu responsable (ou du jeu maladie) (1) dans laquelle on retrouve l'industrie du gambling, les états croupiers et plusieurs des chercheurs, intervenants et organismes qui en vivent, favorise l'utilisation de l'ICJE. Un instrument qui ne comptabilise que le taux de prévalence annuel et qui donne des résultats systématiquement inférieurs au SOGS (prévalence à vie) qui est l'instrument de mesure de prévalence du jeu compulsif le plus reconnu et utilisé dans le monde. L'ICJE valorise les caractéristiques psychiatriques (médicales) et minimise les caractéristiques financières / sociologiques reliées au jeu compulsif.
Le chercheur Jean Leblond illustre la différence entre la prévalence à vie et annuelle en donnant l'exemple d'un réservoir qui contiendrait tout l'argent qui pourrait être endigué. La prévalence à vie du jeu pathologique est une mesure qui indique à quel point le réservoir a été vidé. La prévalence annuelle n'est qu'une mesure de vitesse avec laquelle on vide le réservoir.
Que la prévalence annuelle du jeu ne varie pas considérablement d'une étude de prévalence à l'autre n'indique pas grand-chose pour ce chercheur. Elle ne fait que démontrer que l'industrie du gambling crée ou capte des joueurs pathologiques à la même vitesse année après année. À quel point la population est atteinte par le jeu pathologique ne pourrait selon lui être estimé que par la prévalence à vie.
Étude de prévalence par téléphone?
Enfin, la validité scientifique des études de prévalence réalisées par téléphone n'est jamais soulevée (en France, au Québec et ailleurs). Pourtant, selon les maisons de sondage, ce type de questions très personnelles (toxicomanie, alcoolisme, jeu, sexualité) a un taux de réponse inférieur à la réalité... Et ce d'autant que certaines réponses impliquent de facto du gambler qu'il reconnaisse souffrir de cette dépendance.Pourtant, admettre leur dépendance est pour eux, une première étape difficile à franchir...
On appelle le jeu compulsif le mal caché "... La honte est omniprésente..."
Avoir un problème de gambling n'est pas visible pour les proches puisque, contrairement à d'autres dépendances, il n'y a pas "d'haleine d'alcool", de "yeux rouges" ou d'autres signes extérieurs facilement discernables permettant de déceler qu'une personne a un problème avec le jeu. Les joueurs arrivent donc à dissimuler facilement aux autres leur dépendance. Une particularité qui retarde d'autant leur propre reconnaissance du problème.
Si, à priori, ce type de questionnaire téléphonique est valable pour les taux de prévalence touchant la santé, tels que le nombre de personnes qui consomment du tabac ou qui ont souffert de la grippe lors de la dernière année, il en va tout autrement des questionnaires sur des sujets aussi personnels que la toxicomanie, le gambling, etc. Ces études ne relèvent jamais que de nombreux joueurs ne sont pas à la maison ou qu'ils ont un téléphone cellulaire à la carte ou tout simplement pas/plus de téléphone! Pour contrer, en partie, ce problème méthodologique, il suffirait de valider les résultats auprès des populations concernées. Par exemple, pour les joueurs, il serait possible de faire passer le questionnaire à la porte des casinos et autres établissements de jeu. Par la même occasion, on pourrait demander aux joueurs s'ils ont usage régulier d'un téléphone (pour éventuellement établir une pondération). Ce n'est pas un caprice que de développer une pondération pour le non-usage d'un téléphone chez les joueurs compulsifs. Œuvrant moi-même dans un service de réinsertion qui s'adresse, entre autres, aux joueurs compulsifs, je suis à même de constater que, ceux-ci, malgré des tarifs téléphoniques très bas au Canada (+/- 10 euros/mois), n'ont souvent plus usage ou accès à un service téléphonique régulier.
Je vais m'arrêter ici, mais je vous invite à lire l'excellent billet de Jean Leblond sur les importants problèmes méthodologiques qui ont parsemé les études québécoises de prévalence, dont celle de 2011 (Kirouz & Nadeau) : Pour s’enfarger dans les fleurs du tapis : quatre études de prévalence incomparables.
Alain Dubois, travailleur psycosocial et co éditeur de JeuEnLigne.ca
(1) La notion même de jeu responsable comporte un parti pris important puisqu'elle fait uniquement porter la responsabilité des problèmes de jeu sur l'individu: comportements à risques; failles dans le processus cognitif, faiblesses génétiques; dérèglements neurochimiques, etc. Jamais (ou marginalement) les tenants du jeu responsable ne s'intéressent aux facteurs culturels, sociaux, environnementaux; aux impacts de la promotion et de la grande accessibilité des jeux d'argent et de hasard; jamais ils n'analysent la dangerosité des jeux, leurs conceptions (programmation et utilisation des failles dans le fonctionnement du cerveau).
Contrairement à la notion de «jeu sécuritaire», qui englobe l'ensemble des aspects reliés aux développements des problèmes de jeu, la notion de jeu responsable est limitée et unilatérale. L'industrie du jeu, on le comprendra, préfère cibler les comportements à risque des joueurs au lieu de regarder ce qu'elle pourrait faire pour limiter les problèmes de dépendance qui touchent au Québec près de 3,5 % des adeptes de leurs jeux et 20 % des joueurs de jeux électroniques (peu importe la fréquence de jeu: 1 ou 100 fois/an).