Comment [...] bâtir une théologie de la libération européenne ?
• En premier, nous devons prendre en compte que nous sommes, que nous le voulions ou non, dans le camp des oppresseurs par rapport aux pays pauvres, qui sont justement ceux où ce type de théologie se pratique. Nous avons été des colonisateurs.
J’ai eu la chance d’accompagner à deux reprises le rassemblement mondial de la FIMARC (Fédération internationale des mouvements d’adultes ruraux catholiques). Il y était beaucoup question de la colonisation qui, dans ces pays divers, avait provoqué diverses sortes de changements :
- des changements de décideurs : les gens du pays ne décidaient plus, les colons leur imposaient leur décisions ;
- des changements de bénéficiaires : tout était pensé au profit du colonisateur ;
- des changements de techniques : les techniques locales étaient supplantées par les techniques importées.
Et cela a entraîné une perte d’identité, de statut social : on passait à l’insignifiance.
Or le baptême nous met dans un monde où rien, ni a fortiori personne, n’est insignifiant. Tout est signe qu’il faut percevoir et analyser.
Insignifiance, aliénation, perte d’identité, perte de maîtrise… Les personnes étaient dépossédées de leur pouvoir de décision. Et perte de sens ; j’aime bien qu’avec sa liberté de parole, Joseph Moingt insiste beaucoup sur le discours du sens qui parfois peut prendre la place du discours du salut.
Nous devons donc intégrer dans notre théologie de la libération que nous sommes dans le camp des oppresseurs.
• Elargir notre regard. L’Europe n’est pas une île. Nous voyons d’ailleurs tous les jours comment son incapacité à régler ses problèmes financiers a des répercussions partout. Il nous faut donc discerner les mouvements de fond, les signes des temps. Si vous avez lu la conférence de Joseph Moingt « L’humanisme évangélique »[1], je vous renvoie à son analyse des mouvements arabes dans le monde actuel. On ignore ce qui sera récupéré, mais l’aspiration à la liberté est là.
Nous devons nous mettre en relation avec tous les mouvements de libération qui existent. La coordination est nécessaire ; la mise en réseau doit s’élargir au plan international. Nous avons au moins en commun d’être la proie d’un libéralisme sauvage, même si son impact n’est pas partout le même : c’est le monstre.
Nous avons aussi en commun d’être très faibles, face à un ennemi très puissant. La force de l’ennemi c’est d’avoir, à travers la publicité, les média, deux armes. La première est de provoquer l’individualisme qui va de pair avec la massification parce que la masse est manipulable. La seconde est la capacité du pouvoir à faire intérioriser par les opprimés eux-mêmes leur oppression.
J’aime beaucoup me référer à l’Exode ; regardez ce que fait Moïse : discerner les failles du système pharaonique. Quand on a discerné une faille, on y met un coin et on tape fort pour essayer de l’élargir. Il s’agit de démantibuler le système oppresseur. C’est un travail gigantesque avec le libéralisme actuel, mais il faut s’y atteler. Et puis mettre en place une société alternative, ce qui n’est pas facile par la contradiction des opprimés eux-mêmes. Combien de fois Moïse se heurte-t-il à la volonté de retour en Egypte « pour manger les oignons ».
Oui, l’expérience de l’Exode est riche pour nous aider à réfléchir à « comment parvenir au changement ».
• Dans l’obscurité même, tenter de discerner les failles du système et en même temps les pousses, les germes d’espérance. C’est là que l’espérance s’enracine : repérer des germes d’espérance dans un monde en rupture.
• La conscientisation. Regardez ce que Jésus fait avec ses apôtres. Il éduque leur regard et il éduque leur écoute. « Ne voyez-vous pas… » Ça va être mûr dans quelques mois, mais ne voyez-vous pas que la moisson est déjà là ? Un regard chargé d’espérance et qui dépasse les apparences.
• L’organisation. Il faut se mettre en réseau ; on est plus forts à beaucoup qu’à quelques-uns, mais tout part des petits groupes. Helder Camara disait que tout partait des petites communautés abrahamiques. Et avoir la patience des petits pas : on ne change pas les situations d’un coup : ce qui vaut pour l’éducation vaut partout.
• La mémoire. Intégrer la mémoire du passé. Le passé d’oppression, le passé d’où on est sorti pour la construction du présent et du futur. Le drame d’Israël quand il est entré dans la Terre promise, c’est qu’il va refaire le régime pharaonique chez lui. Les périodes d’installation sont les pires. C’est dans les crises que l’on grandit, parce que la crise est à la fois une épreuve et un moyen de s’affirmer dans sa vérité.
• Une conception du vrai Dieu, le Dieu de la vie opposé aux idoles de mort. La Bible est un livre fondamentalement polémique, de A à Z. La polémique du vrai Dieu, le combat de la vie, du Dieu qui aime contre les idoles qui demandent toujours plus de sacrifices humains : Baal, Moloch, l‘argent. Toujours des sacrifices humains. On sait bien comment notre monde actuel, le modèle économique dans lequel nous sommes, ne peuvent se développer qu’en excluant un maximum de personnes et en détruisant la nature. Ce qui est absolument opposé à l’espérance de Dieu sur nous.
Il nous a confié la nature dont nous faisons partie, nous en sommes partie intégrante. Ne pas respecter la nature, c’est ne pas se respecter soi-même.
Et d’autre part le flot des humains. Si nous ne considérons pas l’autre comme un frère, nous n’avons pas le droit de dire « Notre Père ».
• Prendre en compte les contradictions des opprimés eux-mêmes. Le plus grand obstacle est la peur. Mesurer le poids de la peur et son impact. Sociologiquement parlant, il est incompréhensible qu’il n’y ait pas une révolte en France aujourd’hui. La peur va peser sur les prochaines élections. On insiste beaucoup sur la sécurité. Quand le pouvoir nous parle de sécurité c’est la sécurité de ceux qui veulent garder et développer ce qu’ils ont ; il se moque de la sécurité des autres mais leur fait croire qu’il les défend.
Dans l’Evangile, la peur est l’opposé de la foi. Ce n’est pas l’incroyance, mais la peur, qui s’oppose à la foi. Parce que la foi met en marche, alors que la peur paralyse. Jésus dit souvent « N’ayez pas peur », « Ne craignez pas ». Certes Jean-Paul II l’a dit aussi, mais parce qu’il avait en fait très peur.
• Identifier les idoles de notre temps. Ne perdons jamais de vue que la Bible est un livre polémique qui montre l’affrontement entre le Dieu de l’alliance, le Dieu de la miséricorde, qui vit un attachement aux entrailles avec l’Homme, et les dieux de la mort. Pour être fidèle à cette perspective, il nous faut identifier les idoles, montrer le lien qu’elles entretiennent avec les systèmes dominants.
Le drame de notre Eglise dans sa hiérarchie, c’est cette affiliation au pouvoir. L’évêque de Rome n’est pas le successeur de Pierre, mais le successeur de l’empereur d’Occident. C’est facile à prouver historiquement. Ne soyons pas dupes des relations des pouvoirs entre eux. Jean-Paul II avait dit à Oscar Romero, qui avait fait la démarche de le rencontrer : « Ne faites rien en dehors d’une coordination avec le gouvernement » ! Il n’a évidemment pas suivi le conseil… Et il a payé cher.
Donc, connaître ces relations de systèmes dominants entre eux. Connaître le fonctionnement, c’est ce qui permet de combattre efficacement.
• Entrer dans le combat. Les « bons chrétiens » nous objecteront toujours qu’il faut « aimer ses ennemis », car Jésus l’a dit. Mais Jésus n’a jamais dit qu’il ne faut pas avoir d’ennemis. Et ceux-ci ne l’ont pas épargnés. Aimer ses ennemis, c’est vouloir les arracher au chemin mortifère qu’ils suivent. Et je crois que même si parfois il faut les bousculer, c’est pour leur bien. En général, ils ne s’en rendent pas compte… Il faut aussi reconnaître soi-même avec humilité qu’on peut se tromper. Ce n’est pas grave, on peut corriger. Ce qui est grave, c’est de ne rien faire, par peur de se tromper.
• Surtout, travailler avec d’autres, en commun. Ici se pose la question des communautés. Les Communautés ecclésiales de base sont en Amérique latine le terreau sur lequel germe la théologie de la libération ; il faut reconnaître que nous sommes ici loin du compte. Le tissu social s’est dégradé, l’individualisme triomphe, encouragé par les média et la publicité.
Refaire des communautés fait partie du combat à mener. C’est un élément indispensable, un stade premier d’organisation. Les changements commencent à travers des communautés vivantes et qui témoignent et qui font tâche d’huile.
• Il existe déjà des actions, des communautés, des analyses. Je pense à l’article de Jean-Marie Kohler « Marchandisation du monde et subversion chrétienne »[2], aux numéros de la revue « Réseaux des Parvis ». Des efforts, il y en a, des combats, il y en a. Mais la coordination est toujours à trouver. Il faut resserrer les liens.
• La vraie fraternité commence par la fraternité de combat. J’insiste et je termine par là. S’il s’agit de s’engager dans des combats pour subvertir ce système écrasant dans lequel nous sommes, la vraie fraternité c’est celle des personnes qui sont partie prenante des mêmes combats, avec les mêmes objectifs et en quête des moyens les plus adaptés. Elle déborde tout clivage social, tout clivage racial ou religieux. Faisons tomber les clivages. Il existe des gens des classes aisées qui font une option réelle pour les pauvres, pour leur lutte. Et il y a des pauvres qui sont les alliés objectifs des pouvoirs. N’ayons pas peur de le dire : la vraie fraternité commence par la fraternité de combat.
Et parfois, petit à petit, on arrive à des résultats [...]
Extraits de l'intervention de Gui LAURAIRE lors de l’Assemblée générale des Réseaux du Parvis à Angers, le 19 novembre 2011
Pour lire l'intégralité de l'article:Retranscription à partir de l’enregistrement par Lucienne Gouguenheim, 24 novembre 2011