Indignons-nous

Publié le 27 novembre 2011 par Feuilly

Dans la logique du billet précédent, qui visait à se demander comment un individu pouvait agir pour faire changer le monde qui l’entoure et si ce même individu ne perdait pas ainsi sa vie en vains efforts,  interrogeons-nous aujourd’hui sur un mouvement qui semble réussir, celui des « indignés ».

Né quelque part dans la logique du printemps arabe, qui a vu des foules immenses descendre dans les rues, c’est en Espagne que très logiquement le  mouvement des indignés s’est exprimé en premier lieu. Je dis logiquement car les côtes méridionales espagnoles sont proches des côtes de l’Afrique du Nord et parce que ce pays ibérique traverse une crise économique grave. Ensuite, grâce à Internet, le mouvement s’est généralisé un peu partout dans le monde.

Après des décennies d’une politique néo-libérale qui a tout axé sur le profit privé et qui a rejeté les coûts sur la collectivité, un certain nombre de citoyens se sont retrouvés exclus du système. Vivant en marge d’une société qu’ils voulaient intégrer, les indignés de Madrid sont venus rappeler qu’ils existaient et qu’ils avaient respecté les règles du jeu. En gros, il s’agit de jeunes diplômés qui ont fait des études mais qui ne trouvent pas de travail ou alors un travail précaire, souvent de bas niveau et en tout cas mal payé. Il ne s’agit donc pas d’individus asociaux vivant volontairement en marge de la société et qui se seraient retrouvés dans la précarité par leur seule faute. Non, il s’agit de jeunes gens qui ont joué le jeu, qui ont étudié et à qui la société n’offre aucun avenir car les belles places sont déjà prises. Avec plusieurs diplômes universitaires en poche, certains vivotent avec 800 euros par mois et à trente ans ils doivent renoncer à leur minuscule appartement à Madrid pour retourner vivre à la campagne chez leurs parents, ce qui n’est pas la condition idéale pour fonder une famille, on en conviendra. Alors, en gros, ils descendent dans la rue pour dire qu’ils existent et viennent réclamer une petite part de ce gâteau dont certains avant eux se sont emparés des plus gros morceaux.

Révolte légitime, on en conviendra. Révolte pacifique aussi, à laquelle la police espagnole a parfois répondu avec une brutalité injustifiée, les autorités étant sans doute désemparées devant la nature de ces revendications auxquelles elles n’ont pas de réponse à apporter. Car notre société ne fait que valoriser le travail et l’effort. En gros, le discours libéral est le suivant :« Je suis riche, mais je l’ai bien mérité car j’ai beaucoup travaillé pour cela. Et si vous êtes chômeur, c’est de votre faute. Celui qui veut vraiment travailler trouve toujours quelque chose. » Certes, mais à quel prix et pour quel salaire ? Accepter de faire 150 km par jour pour un emploi subalterne à mi-temps, sous-payé et limité à une durée de trois mois ne va pas spécialement enrichir celui qui accepte un tel emploi. Sans compter qu’après les trois mois, la personne pourra retourner au chômage et attendre un autre emploi tout aussi précaire. Impossible, dans ses conditions, d’organiser son avenir à long terme. Il faudrait au moins trouver une activité à durée indéterminée mais le système libéral fait tout pour précariser ses travailleurs. Dans sa logique, il vaut mieux embaucher des travailleurs roumains payés au tarif de la Roumanie et ne bénéficiant d’aucune sécurité sociale (ce qu’autorise les traités européens) que d’engager des travailleurs locaux forcément plus chers. En d’autres termes, quand nos firmes ne délocalisent pas leurs activités, elles importent des régions les plus pauvres de l’Europe un personnel qu’elles peuvent exploiter en toute légalité. Alors, comme l’écart se creuse de manière scandaleuse entre ceux qui détiennent les moyens de production et les salariés (devenus des non-salariés), ces derniers ont fini par descendre dans la rue. Nous ne pouvons qu’approuver.

Reste à savoir si ce mouvement des indignés peut déboucher sur quelque chose. Notons d’emblée qu’ils ne font pas la révolution. Ils ne renversent pas les régimes, ils contestent simplement de ne pas  avoir une place dans la société alors qu’ils en avaient respecté les règles (« Fais un effort mon fils, étudie et tu auras un bon travail… ») . Ce n’est pas la révolution d’Octobre qui met fin à la tyrannie des Tsars, tout ce que réclament les indignés c’est une petite place au soleil. Que les autres se serrent un peu et leur laissent quand même un petit morceau du gâteau. Dans une telle perspective, quelle suite peut être donnée à leur mouvement ? A mon avis aucune, car ce qu’il faudrait revoir c’est tout le système capitaliste axé sur le seul profit. Il faudrait que l’Etat, les Etats, puissent réglementer la répartition des richesses (or la logique de la mondialisation est le « laisser-faire»), puissent réglementer l’organisation du travail par des lois sociales (or on est occupé à démanteler celles qui existaient) et puissent le cas échéant venir en aide à ceux qui sont en-dehors du système (or on demande aux Etats de faire des économies et on leur suggère en plus de privatiser une partie de leurs activités). Il n’y a donc aucune solution au problème des indignés dans le contexte actuel. A moins de renoncer à cette politique libérale injuste et profondément égoïste. On en est loin puisque depuis qu’ont eu lieu les revendications de la place de la Puerta del Sol, la crise de la dette est venue nous frapper de plein fouet. Des firmes privées (les agences de notation) viennent analyser la situation financière des Etats comme si ceux-ci étaient de simples sociétés privées, ils émettent des réserves, les cours boursiers chutent, les taux d’emprunt de ces mêmes Etats devenus fragiles montent, et on demande aux citoyens de se serrer la ceinture pour rembourser les banques (mais la ceinture, les indignés se l’étaient déjà serrée jusqu’au dernier cran). Comme on se méfie et qu’on doute de la soumission et de la bonne volonté des masses à vouloir sauver le système capitaliste, on  met à leur tête des techniciens issus de ce même monde bancaire (Italie, Grèce, BCE) qui vont leur répéter que le profit est pour certains privilégiés et les pertes pour la collectivité.

Que dire alors aux indignés qui continuent à camper dans leur tente de fortune ?

Mais au moins le mouvement a le mérite d’exister. S’il n’est pas structuré (il s’agit essentiellement de revendications individuelles, mais qui vont toutes dans le même sens) il ne débouchera sans doute sur rien.  S’il est récupéré par un parti, il sera utilisé à d’autres fins. Par contre s’il se généralise et si les maîtres du monde commencent à redouter de traverser certaines places publiques au volant de leurs grosses voitures (avec chauffeur, de préférence payé au Smic), alors il se passera sans doute quelque chose. D’abord une répression policière. Mais si elle ne suffit pas à endiguer le mouvement ?  

Ou alors on attendra qu’il s’essouffle de lui-même. Quand la neige tombera sur les tentes de Wall Street, les contestataires regagneront leur chaumière, vaincus par l’hiver, un peu comme Napoléon devant Moscou.  

Puerta del Sol