Les nouvelles guerres économiques (CA Paillard)

Publié le 28 novembre 2011 par Egea

Fort de 16 ans d’enseignement (à la ville de Paris, puis à l’IGPDS, à l’IEP Paris, à l’université Bernardo O’Higgins de Santiago du Chili et à l’ENA), Christophe-Alexandre Paillard a longtemps accompagné Alain Juillet comme délégué à l'Intelligence Économique. Il travaille depuis à la CNIL. Il vient de publier un manuel fort pratique sur "Les nouvelles guerres économiques". 633 pages avec chapitres ordonnés, fiches de lecture, encarts... Mais surtout, la volonté d'une vision synthétique. Il nous a accordé un long et passionnant entretien, qui va au-delà des communiqués de presse. Dès maintenant, des idées nouvelles qui passionneront les économistes et les géopolitologues. A lire, avant d'acquérir le livre.

1/ Dans sa préface, Alain Juillet évoque la notion d'intelligence stratégique. On lit dans votre texte les termes de guerre économique et de géoéconomie : pouvez vous donner des définitions de ces différentes notions ?

Il existe en fait différentes terminologies qui répondent globalement aux mêmes concepts : intelligence économique, intelligence stratégique, intelligence compétitive. Dans les trois cas, il s'agit du traitement adéquat de l'information économique, financière et géopolitique destinée aux entreprises en vue d'investissements ou d'ouvertures de marchés. La guerre économique répond à un concept un peu différent : ce sont les faits et moyens de la lutte économique que se livrent les Etats aux travers de leurs entreprises, de leurs technologies, de leurs moyens financiers et de leurs stratégies d'influence. La guerre économique n'est qu'un aspect de la compétition géopolitique que se livrent depuis toujours les Etats. La géoéconomie enfin, thème popularisé par Pascal Lorot et l'Institut Choiseul, englobe ces questions de guerre économique et d'intelligence économique. C'est en fait l'étude des effets macroéconomiques sur la géopolitique. Le concept est donc plus large.

2/ Comment la guerre économique se distingue-t-elle de la simple concurrence en milieu mondialisé (le nom de Michael Porter est d’ailleurs cité) ? cette guerre économique n'est-elle qu'une affaire privée, celle des entreprises ? ou est-elle aussi publique, affaire des États ? mais alors, selon quel lien ?

La guerre économique se distingue de la compétition économique par le fait qu'elle répond à un objectif supérieur de nature politique : pour faire simple, imposer un modèle social, politique et culturel au travers d'outils économiques. C'est par exemple l'utilisation de l'industrie américaine des médias (cinéma et autres) pour imposer un modèle socio-culturel. Autre exemple, l'expansion économique allemande sur les marchés mondiaux entre 1890 et 1914 était un support du pangermanisme. La guerre économique ne peut donc être une affaire privée : elle implique les Etats au travers de la création de fonds stratégiques d'investissement, le soutien à des industries clefs pour la sécurité et la défense nationale, l'espionnage industriel, l'utilisation de normes et de brevets comme des outils de guerre économique, etc. Le lien est simple : l'Etat utilise ou coopère avec son secteur privé pour pousser ses intérêts politiques ou géopolitiques, voire culturels et religieux. L'idée de guerre économique est proche de la vision léniniste des rapports entre États en 1914 : l'impérialisme, stade suprême du capitalisme. Les besoins d'expansion économique des Etats se traduisent par la mise en place d'outils de guerre économique. De même, la nécessité d'assurer à sa population un certain niveau de vie se traduit, en période de raréfaction de la ressource, par l'utilisation des outils de guerre économique pour arriver à ses fins.

3/ Votre livre est particulièrement intéressant car il ne se limite pas, justement, à considérer le simple point de vue de l'entreprise : on parle de théorie des relations internationales, de politique de défense, de défense européenne... Mais alors, la vraie conflictualité est-elle désormais principalement économique ? la défense économique aurait-elle pris le pas sur la défense militaire ? Est-ce le sens de l'adjectif "nouveau" que vous avez placé dans le titre ?

Remettre en perspective les affrontements économiques dans les théories des relations internationales est effectivement nécessaire. Je suis moi-même dans le même temps un défenseur de l'école réaliste des relations internationales et des concepts d'irrationalité économique des acteurs pour faire l'analyse du fonctionnement des économies. En effet, je ne crois guère dans le principe de rationalité des acteurs économiques sur le long terme pour expliquer les comportements économiques, pas plus que dans certaines théories comme celles des anticipations rationnelles. Simple exemple, acheter une tong Havaianas à 40 euros aux Galeries La Fayette ne peut être l'acte d'un consommateur rationnel. Cet acte d'achat implique une irrationalité au cœur de la démarche économique : j'achète Havaianas parce que c'est à la mode et que ce produit me distingue (pour un temps) des autres.

C'est pourquoi je crois au contraire fortement au poids des externalités et aux effets qui en découlent : effet d'imitation, effet d'ostentation, effet de snobisme, etc. Les analyses économiques se trompent systématiquement et n'anticipent pas les bulles économiques (immobilières, internet, etc.) parce qu'elles ne tiennent pas compte de l'analyse sociologique appliquée aux acteurs économiques et encore moins des analyses géoéconomiques et géopolitiques. On rentre là dans l'effet mouton de panurge et les effets d'imitation (je fais ce que fait mon voisin), etc. De même, les analyses économiques écartent souvent des explications simples (une sorte de "bon sens paysan" économique) au profit d'analyses complexes et mathématiques. Pour donner un exemple concret, on se méfie d'un produit bon marché ou gratuit (même si celui-ci est de qualité) si on pense qu'il vaut un certain prix. Ainsi, les études économiques des missions économiques françaises ont rarement été efficacement utilisées car gratuites. inversement, les PPT coûteux de cabinets de conseil sont recherchés, même si ces cabinets débitent des inepties car ils sont chers.

Je crois par contre à la justesse des idées de Milton Friedman en matière d'anticipations adaptatives des acteurs par rapport aux mécanismes de marchés et au peu d'effets des grandes politiques budgétaires sur les choix économiques des acteurs. Je suis d'ailleurs sceptique sur la réussite des politiques budgétaires en cours car les messages sont brouillés et les acteurs économiques s'adaptent à ce qu'ils voient comme une crise systémique, rendant les interventions budgétaires inefficaces. En effet, la confiance est au cœur du raisonnement économique.

Ne pas prendre en compte ces questions de confiance (même irrationnelle) et de raisonnement de bon sens (exemple : un état ne peut s'endetter indéfiniment sans en payer un jour les conséquences), ignorer le poids des traditions de la culture, des coutumes, c'est prendre le risque d'erreurs économiques majeures. J'avais d'ailleurs fait ces démonstrations chez BNP-Paribas il y a quelques années à leur demande, mais mon succès a été mitigé. Je pense qu'ils n'ont pas compris ce que je voulais leur dire. Il ressort de tout cela que la conflictualité économique reste à mon sens un élément des vieilles rivalités entre Etats. Elle ne met pas au second plan la rivalité militaire. Rivalité militaire et guerre économique ne sont que des piliers différents de la même stratégie de survie des Etats.

Pour terminer sur votre question, le terme de "nouvelles guerres" s'entend comme "nouveaux moyens, nouvelles technologies, nouveaux instruments financiers, nouveaux marchés" pour mener à bien les concepts classiques de guerre économique déjà vécus dans le passé.

4 / Vous évoquez beaucoup la question des ressources, l'économie se préoccupant de la gestion de ressources rares. L'accès aux ressources (matières premières, nucléaire, énergies fossiles, minerais, eau, air, biodiversité, terres arables) n'est-il pas devenu la grande question géopolitique de ce 21ème siècle ?

Je me suis longtemps interrogé sur la question de l'approche malthusienne des choix économiques et de l'impact des raisonnements de Malthus sur les effets de guerre économique. Mettre en avant la guerre pour les ressources naturelles, c'est revenir à Malthus et expliquer, pour faire simple, qu'il n'y en aura pas pour tout le monde : rareté = hausse des prix = convoitise = conflictualité.

La situation d'aujourd'hui est malgré tout très différente du monde de Malthus, mais certains faits contemporains remettent en selle ses théories : le monde terrestre est fini, exploré (mettons de côté les grands fonds) et il n'y a plus de grand continent à mettre en valeur comme au temps de Malthus. L'épuisement des ressources naturelles est une réalité constatée (par exemple les ressources halieutiques) et l'érosion éolienne ou autre est une réalité concrète en Amérique du Nord, en Asie et en Russie. Les modes de vie occidentaux sont incompatibles avec un réel développement durable et l'incapacité de proposer une vraie alternative énergétique aux hydrocarbones, entraînant une augmentation continue du volume de gaz à effet de serre, menace les équilibres climatiques à un horizon 2100. Enfin, la croissance démographique incontrôlable de l'Afrique subsaharienne et de l'Asie du sud fait peser un risque majeur à la stabilité mondiale. Le vide démographique européen se remplira du trop plein de régions qui sont incapables d'offrir des perspectives à leurs populations. Pourtant, je crois beaucoup au progrès technique et au progrès économique. Malthus a toujours été mis en défaut ces cent dernières années.Il faut rester optimiste. Je crois (est-ce rationnel ?) en de nouvelles révolutions technologiques ou autres. La brutale transition démographique du Brésil (merci les télés novelas) montre que rien n'est complètement irrémédiable. Par contre, la morue n'est toujours pas revenue à Terre Neuve. Ce sont deux éléments, positifs et négatifs, qui s'annulent et qui permettent d'envisager le pire ou le meilleur.

Pour résumer, Malthus a fait un bon raisonnement à la mauvaise époque. Il redevient donc très actuel.

5/ Pour autant, l'économie ne peut pas être considérée que comme la source de conflits. Ne constitue-t-elle pas aussi le champ où ces conflits s'exercent : que ce soit par une rivalité monétaire, par un éco-délinquance, par les embargos ou même par la notion d'intelligence économique qui recouvre l'acquisition ou la protection des renseignements ?

L'économie est par nature compétitive. L'absence de compétition correspond à l'économie socialiste au sens soviétique, aux rendements décroissants et à la baisse continue de la productivité des facteurs de production. Dans un monde où l'économie est compétitive (je pense par exemple aux réalités économiques du monde décrit par Braudel dans son ouvrage "la Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II" : la compétition n'était pas moins vive qu'aujourd'hui), les conflits s'exercent forcément dans le cadre économique. C'est d'autant plus vrai que la conflictualité militaire entre grandes puissances est aujourd'hui évacuée. Du moins, elle n'est pas directe depuis 1945. Rien ne permet de dire qu'elle ne reviendra pas. Je mets cependant de côté la place de l'arme nucléaire qui, même aujourd'hui, empêche d'en venir aux mains. Je crains donc beaucoup la vraie multipolarité car c'est le retour au monde de l'Europe d'avant 1914 : un monde où au moins huit grandes puissances étaient en compétition (USA, Japon, Allemagne, GB, France, Russie, Autriche Hongrie, Italie). La bipolarité ou l'unipolarité proposent un monde plus table. La multipolarité, c'est le retour d'un jeu avec des acteurs multiples. La guerre économique joue donc à plein dans un tel monde.

6/ Vous consacrez une partie à la Chine, en semblant négliger les autres pays émergents (même s'ils bénéficient d'un chapitre) : le défi chinois est-il selon vous à ce point structurant ?

Le défi chinois est structurant car la Chine a une politique impériale, contrairement à l'Inde ou au Brésil. Ces deux derniers n'ont pas de politique impériale pour des raisons très différentes. La Chine joue sur plusieurs tableaux : poids démographique, sphère culturelle et ethnique homogène, volonté politique, désir de prendre une revanche et d'effacer les traités inégaux, soutien de la population à ces orientations, construction en cours de réseaux politiques et économiques à travers le monde, plan de développement d'une industrie d'armement, spatiale et de hautes technologies, etc.

7/ Pouvez-vous définir puis expliquer une expression qu'on voit souvent et que vous employez aussi, celle de "guerre monétaire" ? elle est d'une forte actualité? et l'on s'interroge sur les moyens "guerriers" et non pas simplement techniques pour y obtenir des succès : le bon niveau est-il seulement franco-allemand ou européen ?

La guerre monétaire vise en fait à faire payer ses éventuelles turpitudes par d'autres. Ainsi, l'endettement américain est en partie couvert par le rôle de monnaie de réserve et de monnaie de transaction du dollar. La force du dollar continue par exemple de reposer dans la capacité des Etats-Unis à protéger militairement les grandes régions d'exploitation des hydrocarbures. Le rôle de monnaie de transaction du dollar dans les échanges pétroliers est largement lié à cette question. Payer le pétrole en euro, c'est supposer que l'UE a une capacité de protection militaire des grandes régions de production. Ce n'est pas à l'ordre du jour; l'euro ne peut donc être cette monnaie de transaction. Les Etats-Unis ont donc un intérêt politique, militaire et économique à maintenir le lien entre leur poids stratégique et le rôle du dollar comme monnaie de transaction.

Au-delà de cette question du dollar, la place de l'euro est liée aux points suivants : la zone euro n'est pas une zone monétaire optimale (pas de politique budgétaire et de politique fiscale communes); l'euro n'est pas couvert par un poids géopolitique et militaire. Donc, l'euro est une devise faible à long terme car il n'a pas pour vocation d'être un grand franc suisse. Dans un tel cadre, l'Allemagne peut être tentée de reprendre la main et de faire de l'euro la devise d'une nouvelle zone mark (les pays triple A pour faire simple). Le bon niveau n'est donc ni franco-allemand ni européen. il est dans l'existence aux côtés de l'euro de trois éléments : politique budgétaire, politique fiscale et politique militaire pour appuyer. Le cadre peut donc être franco-allemand ou celui de la zone euro si ces trois éléments sont présents.

8/ Enfin, vous ne mentionnez pas une "ressource" qui pourrait entrer dans le champ de votre analyse, même si on la perçoit en toile de fond : celle de la ressource humaine (démographie, capital humain, concurrence des connaissances, ...) : pourquoi ?

C'était un choix éditorial (manque de place).

M. Christophe-Alexandre PAILLARD, je vous remercie de ces réponses si détaillées et si fructueuses.

O. Kempf