Francisco de Zurbarán (Fuente de Cantos, 1598-Madrid, 1664),
Coupe d’eau, rose et assiette d’argent, c.1630.
Huile sur toile, 21,2 x 30,1 cm, Londres, National Gallery.
Il est des figures qui nous accompagnent depuis si longtemps que l’on finit par les croire immortelles. Si certains se souviennent de ce qu’ils faisaient et du lieu où ils se trouvaient le 11 septembre 2001, je n’oublierai pas le léger brouillard et les feuilles jaunies qui habillaient les rues de Douai, ce 23 novembre 2011, alors que mes pas se hâtaient vers le musée de la Chartreuse. « Montserrat est morte », ce simple message envoyé par une amie m’a laissé tellement incrédule que je l’ai immédiatement rappelée pour lui demander s’il ne s’agissait pas d’une méprise. Ce n’en était pas malheureusement pas une. Ainsi, la voix qui me laissait muet de stupeur à l’écoute des Chants de la Sibylle, celle en compagnie de laquelle je chantonnais Su la cetra amorosa, s’est à jamais éteinte, même si son écho ne m’a guère quitté depuis cette annonce.
L’histoire de Montserrat Figueras est celle d’une réussite musicale d’autant plus exemplaire qu’elle ne doit rien à la facilité ou aux compromissions. Imagine-t-on le courage et la passion qui portaient la jeune femme tout juste mariée, en 1968, à celui qui serait le compagnon de toute une vie, Jordi Savall, pour qu’elle décide de quitter Barcelone, où elle était née le 15 mars 1942, afin d’aller vivre avec lui, au sein de la Schola Cantorum de la lointaine Bâle, sa passion pour la musique ancienne dont l’absence, en Espagne, de structures adaptées ne lui permettait pas de faire son métier ? La superbe harmonie qui se dégageait de ce couple devenu bientôt famille avec la naissance d’Ariana (1972) puis de Ferran (1979), perceptible dans l’émouvant enregistrement les réunissant tous les quatre, Du temps et de l’instant (Alia Vox, 2005), ne doit pas faire oublier ce qu’il lui a fallu de ténacité et d’investissement pour fonder, en 1974, Hespèrion XX, puis le faire vivre et prospérer ainsi que les autres ensembles qu’il avait engendrés, en explorant des répertoires plus ou moins totalement tombés dans l’oubli. Jusqu’au terme de sa vie, Montserrat Figueras aura porté haut cette flamme de la musique ancienne, la faisant progressivement dialoguer de plus en plus avec les répertoires issus d’autres cultures, avec une détermination et une dévotion à son art que rien, sinon les affres du cancer qui l’a finalement emportée, ne pouvaient briser.
Il serait trop facile, comme on l’a quelquefois lu ou entendu, de réduire la place de la soprano à celle d’une égérie dont le rôle principal aurait été de soutenir les projets souvent ambitieux de son mari. Il suffisait de les observer quelques brefs instants lorsqu’ils étaient tous deux sur scène pour comprendre que leur complicité était celle d’égaux marchant d’un même pas, unis par un amour, une foi inébranlable dans la musique qu’ils servaient. Indissociables et pourtant distincts, suffisamment humbles pour mettre au service de l’autre toute l’étendue de leur talent. Pour vous en convaincre, écoutez Lux Feminæ, ce disque d’une irradiante beauté dont le soin apporté à la conception et à la réalisation témoigne de l’importance qu’il revêtait aux yeux de Montserrat Figueras, tandis que le souffle qui l’anime révèle à quel point elle l’a porté avec une infinie tendresse, et sentez comment Jordi Savall, dont le nom n’apparaît sur la pochette qu’au milieu de celui des autres musiciens mais dont la présence attentive est, à chaque seconde, la main posée sur l’épaule pour donner ce qu’il faut de courage, déploie pour elle les trésors de son art, offrant à sa voix un écrin amoureusement ciselé. Et quelle voix ! Pas de celles qui cherchent à en imposer par de vaines pirouettes techniques en sacrifiant l’expression, mais, tout au contraire, d’une éloquence telle que la force pénétrante de sa douceur parvient à plonger en quelques secondes l’auditeur dans les affres d’une indicible mélancolie, comme dans les bouleversants El Testament d’Amèlia du disque Cançons de la Catalunya mil.lenària ou Hor ch’è tempo di dormire de Merula, à lui ensoleiller l’âme, ou à lui transmettre le tremblement d’effroi qui saisit le croyant devant le spectacle du Jugement dernier dépeint dans ces Chants de la Sibylle avec lesquels Montserrat Figueras a su si parfaitement faire corps qu’on peine à imaginer ces prophéties aux lueurs de tonnerre chantées par une autre interprète. Un timbre diapré, à parts égales, de moirures d’une infinie luminosité et de lambeaux de nuit, fascinant car parfois traversé de lueurs inquiétantes tout en demeurant d’une limpidité et d’une fraîcheur de source, un chant empli des voix du passé dans lesquelles il puisait l’inextinguible vitalité et la tendresse infinie offertes ensuite en partage aux auditeurs.
Le legs discographique de Monserrat Figueras est important, en quantité comme en qualité ; il constitue un trésor assez inépuisable d’émotions mais aussi d’enseignements vers lequel mélomanes et musiciens reviendront souvent pour nourrir leur réflexion et leur sensibilité. Le souvenir de cette femme radieuse et discrète n’a pas fini de nous accompagner et ne s’éteindra que lorsque mourra le soleil.
Quelques conseils d’écoute pour retrouver Montserrat Figueras :
Lux Feminæ, 900-1600. Choix d’œuvres célébrant l’image de la femme au travers de 700 ans de musique, cette anthologie est sans doute un des disques les plus émouvants de la chanteuse, qui l’a entièrement conçu.
1 SACD Alia Vox AVSA 9847. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
Texte : Sainte Thérèse d’Avila (1515-1582)/Musique : Moxica (Cancionero Musical de Palacio, XVe-XVIe siècles) : Alma, buscarte has en Mi
Le Chant de la Sibylle :
Une série de trois enregistrements envoûtants, dont seul le premier des deux volumes parus chez Astrée, respectivement en 1988 et 1996, a été réédité :
El Cant de la Sibil.la – Catalunya. 1 SACD Alia Vox AVSA 9879. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
El Cant de la Sibil.la – Galicia, Castilla. 1 CD Fontalis/Auvidis ES 9942. À rééditer.
Le troisième est couramment disponible :
El Cant de la Sibil.la – Mallorca, València (1400-1560). 1 SACD Alia Vox AVSA 9806. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Cançons de la Catalunya mil.lenària. Une anthologie tirée du chansonnier catalan, proposant des musiques tour à tour nobles, réjouies ou d’une mélancolie poignante transcendées par le pouvoir d’une voix qui, en en épousant les moindres inflexions, les rend incroyablement frémissantes.
1 SACD Alia Vox AVSA 9881. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Tarquinio Merula (1595-1665), Su la cetra amorosa, arie e capricci. Cet enregistrement de musique italienne, paru à l’origine en 1993 sous étiquette Astrée, est bouleversant de bout en bout grâce à la faculté que possèdent les interprètes à habiter chaque pièce avec une conviction qui laisse sans voix. Mention spéciale à Hor ch’è tempo di dormire, chanson spirituelle sur un rythme de berceuse qui referme le programme et pour laquelle Montserrat Figueras avait une tendresse particulière.
1 SACD Alia Vox AVSA 9862. Ce disque peut-être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
Hor ch’è tempo di dormire, canzonetta spirituale sopra alla nanna
Illustration complémentaire :
La photographie de Montserrat Figueras est de Lionel Bonaventure pour l’AFP.