Sommaire :
1. Introduction
2. L’univers de Gundam
3. L’auteur
4. L’innovation (le présent billet)
5. La colonisation de l’espace (à venir)
6. La métaphore (à venir)
7. Le newtype (à venir)
8. Conclusion et sources (à venir)
L’innovation :
a. Les aspects techniques (le présent billet)
b. Le plan humain (à venir)
c. Les divergences avec la série TV (à venir)
a. Les aspects techniques
Si nous avons vu dans le second chapitre de la partie précédente que les créateurs de Mobile Suit Gundam souhaitaient innover en réalisant une série TV plus réaliste que les autres productions du genre mecha de l’époque, nous pouvons distinguer facilement deux axes principaux dans l’implémentation de ce réalisme, dont le premier se montre d’ailleurs assez évident : il concerne les aspects techniques.
En effet, on souligne souvent que le réalisme de Gundam tient dans le traitement appliqué aux mechas. Réduits au statut de simples véhicules, certes anthropomorphes mais néanmoins produits en série à l’instar de n’importe quels autres objets industriels, ils ne sont plus des robots uniques et invincibles car doués de pouvoirs fabuleux mais l’équivalent des tanks et des avions de nos jours, de banales machines de guerre qu’on jette à la casse si on ne peut les rafistoler tant bien que mal après un combat – ce qui fonctionne aussi en sens inverse d’ailleurs : si le pilote du mobile suit se trouve incapacité, pour une raison ou pour une autre, on peut sans problème le remplacer par un autre car il n’est pas plus unique que sa machine ; un détail en apparence anodin mais qui lui aussi correspond tout à fait à la réalité…. Mais les réduire ainsi au niveau de simples outils présente plusieurs implications dont beaucoup jouent un rôle important dans l’univers de Gundam, et de telle sorte qu’il s’avère vite nécessaire de connaître ces implications si on veut pouvoir bien saisir l’essence de ce récit.
À vrai dire, pourtant, ce réalisme ne concerne pas que les mechas mais l’ensemble des éléments techno-scientifiques de cet univers. Ainsi, le réalisme se trouve-t-il présent dans la moindre scène de la vie quotidienne, c’est-à-dire – dans le contexte bien particulier de Gundam – de la vie dans l’espace : la pesanteur, par exemple, élément indispensable pour éviter le ramollissement des os et les importantes malformations morphologiques qu’il provoque, se trouve-t-elle simulée par la rotation des habitats autour d’un axe dont la force centrifuge – encore que le terme exact est plutôt « force centripète » – qu’elle produit permet aux masses de rester « collées » sur la paroi extérieure qui peut donc servir de sol. Si les premiers exemples d’un tel système dans une production audiovisuelle datent du film 2001, L’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick ; 1968), aucun dessin animé, japonais ou pas, de mechas ou non, ne l’avait jamais repris jusqu’à Gundam – et ce qui peut sembler banal de nos jours l’était beaucoup moins à l’époque…
Quant aux habitats trop petits pour créer de la gravité par une rotation autour de leur axe – en-dessous d’un certain diamètre, cette gravité artificielle s’accompagne de vertiges et de nausées qui rendent la vie impossible –, tels que les vaisseaux spatiaux par exemple, ils utilisent des planchers magnétiques qui permettent l’aimantation de chaussures spéciales – un autre système lui aussi aperçu dans le film de Kubrick déjà cité. Voilà pourquoi on peut voir dans Gundam des personnages faire soudain des bonds prodigieux, par exemple pour rejoindre le cockpit de leur mobile suit dans le hangar des mechas : il n’y a là aucun surhomme et encore moins de magie, mais une simple absence de gravité qui permet, d’une pichenette, de se décoller du plancher magnétique pour « voler » jusque vers sa destination.Dans le même registre, on peut aussi évoquer les lift-grips, des poignées mobiles qui se déplacent le long des parois des couloirs de vaisseaux en permettant ainsi à celui qui s’y agrippe d’aller d’un bout à l’autre de ces passages sans se fatiguer. Une seconde personne peut d’ailleurs utiliser la même poignée en se tenant à l’épaule de celui qui la tient, et une troisième personne peut saisir l’épaule de la seconde, etc – le nombre total de personnes « transportées » par une seule poignée ne doit pourtant pas dépasser les limites du raisonnable : leur force d’inertie demeure…
C’est aussi l’absence de gravité qui rend nécessaire de mettre les boissons en tubes, autrement elles ne resteraient pas dans leur verre – le capitaine Haddock en sait quelque chose… Mais l’apesanteur reste aussi un excellent moyen de colmater les petites brèches dans la coque, en utilisant des ballons de gomme adhésive qui flottent jusqu’à l’ouverture dont les bords coupants les font exploser en répandant ainsi leur colle qui bouche la fuite.
Tous ces éléments, on le voit, ne sont pas gratuits ni même présents juste pour donner une simple allure high tech ; au contraire, ils découlent bien d’un raisonnement logique consistant à échafauder un modèle de civilisation spatiale qui reste cohérent et réaliste, du moins si on ne va pas trop chercher la petite bête – mais de toutes manières presque aucun récit de science-fiction ne résiste à un examen vraiment attentif, et il n’y a pas de raisons que celui-ci soit l’exception à la règle : la volonté de rendre l’univers et le récit aussi réalistes que possible prime ici. Par contre, cette volonté non seulement affichée mais aussi honorée de créer un univers réaliste traduit bien une somme considérable de travail et de recherches, qui permet d’affirmer sans exagération aucune que les créateurs de Gundam souhaitaient bien s’éloigner des productions commerciales de l’époque, celles-là même qui se caractérisaient par leur simplicité technique, au mieux, si ce n’est leur vaste n’importe quoi, au pire…
On peut aussi préciser que ces éléments se placent tout à fait dans la lignée d’un raisonnement semblable à celui des designers industriels qui, quand ils développent un objet prévu pour une production en série, tiennent compte à la fois de la faisabilité technique comme du rapport à l’humain qu’entretient l’objet en question ; en d’autres termes, le design industriel ne produit pas des objets selon les humeurs et les inspirations du designer comme on le croit trop souvent mais bel et bien suivant une méthode de création en prise avec la réalité tant technique qu’humaine : on la résume d’ailleurs souvent sous la phrase bien connue de l’architecte Henry Van de Velde, « la fonction détermine la forme » – avec les termes fonction et forme chacun pris au sens le plus large. Et que la création de l’univers de Gundam se réclame d’une telle réflexion n’étonne somme toute guère de la part de Tomino puisque, comme nous l’avons vu dans la partie précédente, il étudia le design industriel dans sa jeunesse – ça me fait d’ailleurs un point commun avec lui…
Mais l’objet, dans Gundam, qui bénéficie le plus de réflexions pour un meilleur réalisme reste bien sûr le mobile suit, c’est-à-dire le mecha local. Avant de poursuivre, néanmoins, il paraît pertinent de faire un tour d’horizon rapide du concept mecha en tant que véhicule de guerre dont la forme reprend plus ou moins celle de son pilote, mais cette fois dans le genre de la science-fiction en général et non juste celui de l’animation japonaise en particulier. La plus ancienne incarnation de ce concept remonte au moins au tripode martien du célèbre roman de H. G. Wells (1866-1946), La Guerre des mondes (1898) qui, d’ailleurs, présente comme innovation supplémentaire d’avoir aussi inventé l’idée de l’invasion de la Terre par des extraterrestres ; non seulement géants mais aussi produits en série, les tripodes martiens s’affirment comme l’archétype du « real mecha » avant l’heure, encore que dans un contexte très différent de celui de Gundam.Par la suite, le gigantisme disparut et laissa place à de simples scaphandres mécanisés servant à augmenter les capacités physiques de son porteur. Si un tel concept apparut dès 1937 dans les premiers épisodes parus en magazine du cycle des Fulgurs (Lensman ; 1934-1950) de E. E. « Doc » Smith (1890-1965), son pendant militaire reste en général attribué à Robert A. Heinlein (1907-1988) dans son roman Étoiles, garde-à-vous ! (Starship Troopers ; 1959) dont l’infanterie mobile utilise des « tenues » blindées et dotées de dispositifs amplifiant la force de leur porteur afin que celui-ci puisse transporter l’armement lourd qui fait de lui un véritable tank – notons au passage que « tenue » se traduit en anglais par « suit » avant de poursuivre. Ce modèle de mecha devint vite le standard et il apparut ensuite dans nombre d’œuvres dont certaines comptent parmi les plus marquantes du genre, comme La Guerre éternelle (Joe Haldeman ; 1975) ou Hypérion (Dan Simmons ; 1989), et encore jusqu’à aujourd’hui, par exemple dans Les Légions immortelles (Scott Westerfeld ; 2003) ; mais on peut aussi citer des titres plus obscurs chez nous, tels que Armor (John Steakley ; 1984) ou bien Dominant Species (Michael E. Marks ; 2009). Des variantes apparaissent assez vite sous la forme du champ de force portatif de Dune (Frank Herbert ; 1965) ou bien, beaucoup plus tard, de l’armure biomécanique du roman Dragon déchu (Peter F. Hamilton ; 2001) – à noter néanmoins que cette itération-là connut un précédent sous la forme du manga The Bio-Booster Armor Guyver (Yoshiki Takaya ; 1985) mais aussi, pour ce qui est des mechas géants du moins, dans Aura Battler Dunbine (Y. Tomino ; 1983), déjà présentée dans un chapitre de la partie précédente. Cette liste se voulant un tour d’horizon rapide et en aucun cas exhaustif, je m’arrêterais là…
En se plaçant dans un registre comparable, Gundam s’inscrivait donc dans une tradition à l’époque déjà assez ancienne de la science-fiction classique, et qui brillait depuis ses débuts par une volonté affichée de réalisme et de crédibilité au moins sur les aspects techniques – et parfois même jusqu’à un niveau de détail dans les descriptions proprement ahurissant. C’est à travers ce réalisme que les auteurs des ouvrages cités établissaient une proximité entre leur récit et le lecteur : en rendant pratiquement palpable l’univers du récit comme l’instrument principal de leurs protagonistes, ils s’assuraient de retenir l’attention de leur audience puisque celle-ci trouvait ainsi peu de raisons de douter de la plausibilité de l’univers dans lequel se déroulait l’histoire, et donc s’y immergeait plus facilement. Nous avons eu l’occasion, dans la partie précédente de ce dossier, de voir que cette recette fonctionna aussi pour Gundam, bien qu’elle connut d’abord un faux départ, mais nous n’avons pas encore trouvé l’opportunité d’examiner de quelle manière précise ce choix du réalisme se concrétisa.
"Petite Mobile" : un exemple de manœuvrier orbital pour la construction dans l'espace
Il se montre dès la genèse du mobile suit, en fait : le mecha, ici, n’apparaît pas spontanément, mais découle de systèmes déjà existants – les manœuvriers orbitaux – qui servirent jadis à la construction des colonies de l’espace et qui se virent par la suite détournés puis modifiés par Zeon pour devenir de nouveaux types d’armes mieux adaptées à une guerre spatiale que les engins militaires utilisés jusque-là. Ces manœuvriers présentaient la forme de véhicules dotés de membres pour la manipulation des pièces servant de matériau de base pour les colonies artificielles – des éléments souvent de très grande taille, en fait des dimensions proportionnelles à ces habitats de plusieurs kilomètres de diamètre et de dizaines de longueur. Conçus pour se voir utilisés dans le vide spatial et dans l’apesanteur, ils s’affirmaient comme bien mieux adaptés que des véhicules plus conventionnels : le raisonnement consistant à en faire des armes en vue d’une guerre qui devait se dérouler dans l’espace s’avère en fin de compte assez logique – il suffit après tout de les équiper de canons et de blindage pour obtenir un nouveau type de véhicule de combat…
Mais c’est une autre invention qui ouvrit véritablement la voie au mobile suit : le réacteur Minovsky, nommé d’après son créateur. Loin du cliché du savant génial travaillant dans l’ombre car ses théories révolutionnaires rendaient jaloux ses pairs qui le conspuaient donc en retour, et au lieu de ça un simple chercheur en physique reconnu dans la communauté scientifique internationale et citoyen de Side 3, celui-ci se préoccupait peu de politique et se trouva en quelque sorte pris au piège quand la colonie proclama son indépendance avant de basculer dans la tyrannie. Poursuivant ses travaux, puisqu’il n’y avait aucune raison de les interrompre, il observa après presque 20 ans de recherches et d’expérimentations un effet assez inattendu dans son réacteur : l’émission de particules capables d’absorber les ondes radio et radar – c’est-à-dire le moyen de rendre furtif une unité envoyée sur une position ennemie rendue muette et donc incapable d’appeler à l’aide ; en d’autres termes, le réacteur Minovsky empêchait toutes formes de combat sans un contact visuel direct avec la cible, ce qui rendait inutilisables les armes à longue portée et donc obsolètes les tactiques conventionnelles en général. Et par-dessus le marché, ce réacteur pouvait alimenter en énergie les différents systèmes de cette unité…
Pourtant, il fallait encore miniaturiser ce réacteur de manière à le rendre transportable, ou du moins éviter que l’unité devienne trop volumineuse : Zeon avait besoin d’une arme capable de mener des raids éclairs, d’écraser sous sa mobilité et ses armes lourdes les grands et peu agiles croiseurs de la Fédération, de se frayer un chemin vers la victoire par la tactique de la Blitzkrieg. De sorte que l’invention révolutionnaire de Minovsky restait un simple point de départ, et il fallut tout le savoir-faire d’une équipe complète de chercheurs épaulés par de nombreux ingénieurs et techniciens, mais aussi fournis par les ressources de Side 3 et financés par la fortune des Zabi pour parvenir à tirer une application concrète et efficace de ce qui serait autrement demeuré une simple théorie ; on se trouve donc là encore assez loin du cliché propre aux « super robots », celui du savant fou qui à lui tout seul produit des merveilles dans son laboratoire secret, mais au contraire dans une logique de conception industrielle crédible, c’est-à-dire réaliste. Nul besoin d’y regarder de près, au passage, pour constater que cette physique Minovsky correspond à la perfection à ce truisme de la science-fiction connu sous le terme de « unobtainium », ou encore « handwavium », désignant un matériau ou un dispositif qui, s’il existait, rendrait possible l’impossible ; notons que ceci renforce d’autant plus la parenté entre Gundam et la science-fiction littéraire classique en l’alignant sur la logique de possible qui caractérise ce genre, quitte à ce qu’elle se base sur quelque chose qui n’existe pas – et tout autant paradoxal que ça puisse paraître : la cohérence interne à l’univers et au récit prime ici sur le réalisme au sens strict du terme.
Illustration du fonctionnement du système AMBAC comparé à un véhicule équipé seulement de simples moteurs verniers
Mais cette miniaturisation a ses limites, de sorte que le mobile suit conserve malgré tout une taille considérable, et donc un poids important. Pour cette raison, il ne peut opérer au maximum de ses capacités que dans l’espace. C’est là qu’entre en jeu sa caractéristique principale, celle qui représente son plus grand atout : l’AMBAC, pour Active Mass Balance Auto Control. Car au contraire des autres véhicules de guerre, le mobile suit possède des membres et ceux-ci lui permettent de déplacer son centre d’inertie – à ne pas confondre avec le centre de gravité –, aussi appelé centre de masse, c’est-à-dire de modifier sa direction et sa vitesse en bougeant ses bras et ses jambes, sans utiliser de carburant pour changer d’orientation – à la manière des gymnastes ou des skaters, voire, encore mieux, des plongeurs. Ainsi, parmi les différents types de manœuvres possibles, lever les deux bras permet au mobile suit de remonter son centre d’inertie et donc de baisser sa position ; de sorte qu’en remuant simplement bras et jambes dans diverses positions, le mobile suit peut donc exécuter des manœuvres complexes sans gaspiller son carburant au contraire d’autres types de véhicules dépourvus de membres. Pour parfaire cette manœuvrabilité, les mobile suits utilisent bien sûr eux aussi des moteurs verniers disséminés sur toute leur surface et qui, en éjectant de petites quantités de gaz ionisés par la chaleur du réacteur Minovsky, permettent au mecha de modifier son assiette comme son inclinaison encore plus vite et avec davantage de précision, y compris en se déplaçant (1). C’est cette combinaison entre AMBAC et verniers qui donne au mobile suit une agilité sans pareille, et lui permet au passage de mériter son nom de « tenue mobile »…
« Tenue mobile » dont la manœuvrabilité rend ainsi son pilote capable de prouesses impensables jusqu’à l’apparition de ces engins sur le champ de bataille spatial, prouesses qui firent vite du mobile suit l’atout maître de la Guerre d’Un An. Zeon le prouva dès les tous premiers jours de la guerre, lors de la Bataille de Loum, quand ses MS-06 Zaku écrasèrent la flotte de la Fédération dont les croiseurs s’avérèrent incapables de faire face à cette nouvelle arme : déjà lents et maladroits de par leur taille même, leur armement n’avait pas été conçu pour des cibles aussi petites, rapides et agiles qui ne rencontrèrent aucune difficulté à prendre le dessus sur eux en détruisant d’abord leurs canons pour les rendre inoffensifs avant de les achever en anéantissant leur passerelle de commandement – et souvent même en faisant passer cette dernière étape en premier… Si cet aspect technique de Gundam reste assez peu souligné dans la série TV, il se voit assez souvent mis en avant dans le roman, et en particulier à travers le personnage de McVery, un chef d’escadrille de chasseurs de la Fédération, notamment quand il s’avère flagrant, lors d’un briefing, que celui-ci ne parvient pas à comprendre comment la guerre a pu changer à ce point juste par l’apparition du mobile suit – à sa décharge, on peut rappeler que la plupart des soldats de la Guerre de 14 rencontrèrent des difficultés semblables face aux premiers tanks et avions de combat…
Enfin, il vaut de préciser que ce réalisme conditionne aussi l’aspect du mecha. Les mobile suits, en effet, au contraire des engins présents dans les productions précédentes du genre, présentent des articulations réalistes ainsi que des intervalles entre certains segments des membres pour permettre à ceux-ci de se plier. Jusqu’alors, les diverses parties d’un bras ou d’une jambe de mecha se résumaient dans les grandes lignes à un cylindre ou bien un cube allongé attaché directement à la partie suivante sans aucune trace d’un quelconque mécanisme pour permettre le pliage autour d’un axe : bras et jambes, en fait, s’articulaient par le miracle du Saint-Esprit… Mais dans Gundam, ces articulations sont pour la plupart bien visibles, même si elles restent représentées d’une manière encore assez sommaire. Qu’il s’agisse des coudes ou des genoux, le mécanisme se voit assez pour qu’on puisse comprendre son rôle : sa présence n’est pas gratuite mais bien au contraire contribue à rendre le mecha design réaliste ; on observe un travail semblable sur les épaules, divisées en plusieurs pièces qui permettent l’articulation sur plusieurs axes – et même si les modélistes parmi vous qui ont déjà monté des maquettes de mechas savent combien leur efficacité demeure discutable… Les chevilles, par contre, montrent clairement une séparation nette entre le pied et le mollet auquel il se trouve rattaché, ce qui permet de supposer la présence d’un mécanisme complexe permettant la mobilité de l’extrémité de la jambe. Les mobile suits présentent même ce qu’on appelle dans le jargon spécialisé une « jupe » : un ensemble de plaques de blindage articulées qui protègent les articulations des hanches, celles qui relient les jambes au corps du mecha – et même si ça reste aussi un moyen d’éviter d’avoir à produire l’animation de ces articulations complexes puisqu’elles restent cachées au spectateur. Voilà comment on doit aussi à Gundam l’invention du métier et du terme de mecha designer (2) : compte tenu des exigences que représentaient cette volonté de réalisme, la conception d’un design de mecha exigeait un travail de création bien plus colossal qu’auparavant, et de préférence par des gens qui disposaient d’une bonne sensibilisation aux choses de la technique, par exemple à travers des études d’ingénierie ; depuis, et compte tenu de la complexification croissante de ce secteur de l’animation japonaise, c’est devenu un poste à part entière, et souvent très envié d’ailleurs.
Le MS-O6F2 Zaku II : notez les mécanismes des coudes et des genoux, ainsi que l'intervalle permettant de plier le pied, mais aussi le blindage articulé des hanches
Une dernière conséquence de ce réalisme mérite qu’on s’y attarde, car comme dans tous conflits, et en particulier ceux se déroulant à une époque industrielle, soit un moment où les progrès techniques se montrent rapides, la guerre, ici, provoque une accélération de l’Histoire – et je veux dire par là une accélération des progrès techniques. En effet, de la même manière que différents types d’armes apparurent au cours des guerres réelles, et en particulier les guerres modernes, comme celle de 14-18 mentionnée plus haut, Gundam présente plusieurs modèles successifs de mobile suits ainsi que des améliorations progressives des mobile suits introduits dès le début du récit. Cet aspect de « course à l’armement » a amené plusieurs commentateurs à critiquer Gundam alors, pourtant, qu’il s’inscrit bien dans la volonté de réalisme qui le caractérise ; bien sûr, il ne s’agit en aucun cas de remettre en question le rôle des sponsors fabricants de jouets dans cet aspect, puisque ceux-ci souhaitent en vendre le plus possible et il faut donc à cet effet la plus large gamme de modèles possible, soit une grande diversité de designs. Rappelons au passage que cette tendance mercantile existait déjà bien avant Gundam, sous bien des aspects c’est presque une définition du genre mecha de l’époque d’ailleurs. Mais dans le cas de Gundam il s’agit aussi – et surtout – d’une parfaite adéquation entre des réalités techniques et des réalités créatives, soit un exercice en fin de compte bien peu banal : en d’autres termes, Gundam réussit le pari en apparence impossible de transformer un des truismes les plus éculés et les plus commerciaux du genre mecha en une autre incarnation de la volonté de réalisme de ses créateurs.
Et ce réalisme s’accompagne nécessairement d’une autre conséquence, inévitable celle-là. Car en proposant des mechas comme simples produits industriels au lieu d’un héros unique et invincible, Gundam fait tomber les robots japonais de leur piédestal et dépasse ainsi le schéma classique illustrant la schizophrénie de l’archipel d’après-guerre jusque là décrit par le genre mecha comme écartelé « entre tradition et modernité » (3) : en faisant glisser ainsi ce genre-là dans le réalisme, il change son symbolisme et produit de la sorte une représentation différente du Japon, celui d’une nation qui a enfin accepté le modernisme et la technicité comme partie intégrante de sa société et qui peut donc jouer son rôle de pays technicien dans un monde technicien, brisant du même coup son isolationnisme traditionnel et séculaire pour toujours. Mais aussi, sur le plan purement narratif, en tant qu’arme, et qui plus est de destruction massive compte tenu de sa taille immense et de sa puissance de frappe gigantesque, et non plus de héros aux accents chevaleresques, le mecha devient par là même un danger potentiel pour tous au lieu de seulement pour son pilote ; la moindre balle perdue, en effet, avec son calibre digne d’un obus, peut présenter des dommages collatéraux immenses… On retrouve là une idée déjà exprimée par Tomino dans une de ses œuvres passées, Invincible Superman Zambot 3 (1977), ou du moins une idée assez comparable, ce qui démontre bien que le réalisateur reste sur le même axe de réflexion – que son choix, ici, n’est pas gratuit et encore moins involontaire : il traduit bel et bien une volonté de refonder le genre mecha.
Et cette refondation se double le plus logiquement du monde d’une nouvelle disposition des pièces sur l’échiquier : en reléguant ainsi les mechas au second plan, ce réalisme technique permet de faire un focus sur le récit, c’est-à-dire sur les personnages dans lesquels la narration trouve toute sa substance – c’est le second aspect de l’innovation qu’on trouve dans Gundam.
Suite du dossier (L’innovation : b. Le plan humain) (à venir)
(1) pour plus de détails, le lecteur se penchera sur l’article « Space Flight » de Dominique Durocher, ingénieur (Mecha-Press n°1, Ianus / New Order Publications, janvier-février 1992, ISSN : 1183-5443, p.5). ↩
(2) Dossier Gundam, dans Animeland n°8 (Animarte, décembre 1992/janvier 1993, ISSN : 1148-0807), p.16. ↩
(3) voir la seconde partie de ce dossier, et en particulier son second chapitre pour une explication détaillée. ↩
Sommaire :
1. Introduction
2. L’univers de Gundam
3. L’auteur
4. L’innovation (le présent billet)
5. La colonisation de l’espace (à venir)
6. La métaphore (à venir)
7. Le newtype (à venir)
8. Conclusion et sources (à venir)
L’innovation :
a. Les aspects techniques (le présent billet)
b. Le plan humain (à venir)
c. Les divergences avec la série TV (à venir)