À l’enthousiasme suscité par les révolutions arabes du début de l’année 2011 a rapidement succédé la crainte d’une arrivée au pouvoir des islamistes dans ces pays libérés de régimes autoritaires. Après la victoire des islamistes modérés d’Ennahda lors de l’élection de l’Assemblé constituante tunisienne en octobre, c’est au tour de l’Égypte de voter pour désigner ses représentants lors d’un scrutin qui, si la situation n’évolue pas, s’étalera entre le 28 novembre et le 10 janvier. Par ailleurs, le Maroc, où la réforme de la Constitution a été largement approuvée le 1er juillet dernier, renouvelle le 25 novembre sa Chambre des Représentants. A ce stade, il est difficile de faire une prévision sur les résultats de ces scrutins, comme nous l’a montré l’exemple tunisien.
L’incertitude sur la fiabilité des sondages préélectoraux
L’élection à l’Assemblée constituante tunisienne a en effet montré les nombreuses faiblesses des enquêtes d’opinion dans des pays tout juste sortis d’un régime autoritaire. Les sondages préélectoraux ont singulièrement manqué de précision, confirmant les inquiétudes de certains sondeurs locaux. Le parti Ennahda était certes bien annoncé en tête par l’ensemble des instituts, mais son score a été très sous-évalué, les huit enquêtes le donnant en moyenne à 25%, alors qu’il a obtenu 37% des voix (cf. tableau de comparaison des sondages et des résultats). Tendance confirmée avec la plupart des partis représentés à l’Assemblée constituante, qui ont très souvent été surévalués ou sous-évalués dans les sondages. Pire, la formation arrivée en troisième position avec 6,2% des voix (à la grande surprise de la plupart des observateurs), la Pétition populaire pour la liberté, la justice et le développement, n’avait même pas été incluse dans les questionnaires présentés par les instituts.
Divers facteurs peuvent expliquer ces erreurs : absence de tradition démocratique, système partisan en restructuration, voire construction et donc mal connu des citoyens, multiplicité de partis, mauvaise appréhension de la démographie et de la sociologie de la population, difficultés à prévoir le taux de participation dans un scrutin libre et équitable, etc. Autant d’obstacles qui pourraient fort bien s’appliquer aussi au cas Egyptien.
En effet, la situation y est très semblable : les élections ont été organisées rapidement après la révolution, favorisant les partis bien implantés qui bénéficient de leur réseau militant et de leur organisation efficace, même si ils étaient en sommeil sous le régime de Hosni Moubarak. Ainsi, la formation issue des frères musulmans, le Parti de la Justice et de la Liberté, ainsi que le vieux parti nationaliste Wafd sont en tête des sondages (cf. tableau récapitulant les sondages). A l’inverse, les nouveaux partis, notamment ceux issus du mouvement révolutionnaire, se situent à un niveau très bas, après des premiers chiffres encourageants. Quant au Maroc, l’absence de sondages récents (ils sont interdits pendant les deux semaines qui précèdent l’élection) rend tout pronostic encore plus incertain.
Une opinion publique conservatrice et religieuse
On peut aussi cesser de s‘intéresser aux seuls rapports de force électoraux mesurés par les intentions de vote, et tenter de mieux mesurer l’état d’esprit des habitants des pays concernés grâce à des études sur leurs valeurs. Il est ensuite possible d’y trouver des indices valables sur l’état des forces politiques en présence. Ainsi, le World Values Survey, réalisé depuis 1981 tous les cinq ans dans une cinquantaine de pays, offre un large éventail de questions portant sur les valeurs et représentations du monde.
On peut penser que les individus les plus portés à voter pour un parti islamiste sont des personnes religieuses, et dont le système de valeurs repose à la fois sur une vision du monde traditionnelle (notamment en cela qu’elle favorise systématiquement les hommes sur les femmes) et sur une vision de la politique qui s’appuie sur le religieux. On a sélectionné quelques questions portant sur ces thèmes qui ont été posées en Égypte (terrain en 2008) et au Maroc (terrain en 2007), ainsi que dans un pays lui aussi musulman, mais souvent décrit par les observateurs occidentaux comme démocratique et ouvert, la Turquie (terrain en 2007).
Sans surprise, on constate à quel point la religion occupe une place importante dans la société des habitants de ces trois pays. 91% des Turcs, 99% des Marocains et même 100% des Egyptiens affirment en effet que la religion est un aspect très important de leur vie. Ils sont même respectivement 75%, 91% et 95% à la juger « très importante ». Des chiffres qui sont bien éloignés de ceux que l’on retrouve dans les pays d’Europe occidentale, largement sécularisés.
Interrogés sur l’importance comparée du destin et du libre-arbitre, on constate que la différence est cette fois assez nette entre la Turquie d’un côté, l’Égypte et le Maroc de l’autre. Les Turcs se placent à 6,0 sur l’échelle, contre 2,9 pour les Marocains, et 2,7 pour les Egyptiens. Les premiers ne sont que 14% à penser que « dans la vie, tout est déterminé par le destin », contre 47% des Marocains et 55% des Egyptiens.
Dans ce contexte, une partie importante des habitants de ces trois pays ont une vision de la démocratie dans laquelle le politique et le religieux sont étroitement imbriqués. Sur cet aspect, on constate que les habitants de la Turquie et du Maroc se distinguent des Egyptiens. Ainsi, 48% de ces derniers estiment que le fait que « les autorités religieuses interprètent les lois » est une caractéristique essentielle de la démocratie, contre 15% des Marocains et 11% des Turcs ; les premiers se placent à 8,1 sur l’échelle, les seconds à 5,7 et les derniers à 4,9.
De surcroit, dans ces trois pays des majorités estiment que « les hommes politiques qui ne croient pas en Dieu sont incapables de diriger le pays ». Si les Egyptiens approuvent cette opinion à 88% (dont 70% de « tout à fait d’accord), ce chiffre est moins élevé en Turquie (55%) et au Maroc (53%).
Troisième aspect, le conservatisme social, qui s’illustre notamment par le statut social de la femme par rapport à celui de l’homme. Là encore, les Turcs et les Marocains se distinguent des Egyptiens par des attitudes globalement plus libérales. Interrogés sur l’idée selon laquelle les hommes devraient plus avoir le droit à un travail en cas de taux de chômage élevé, 89% des Egyptiens se déclarent d’accord avec cette opinion, contre 53% des Turcs et 51% des Marocains.
Le conservatisme semble moins fort sur le plan des études supérieures : 39% des Egyptiens approuvent l’opinion selon laquelle « une éducation universitaire est plus importante pour un garçon que pour une fille », un chiffre qui tombe à 30% au Maroc et à 20% en Turquie.
Enfin, l’égalité des droits entre hommes et femmes semble être majoritairement considérée comme une caractéristique essentielle de la démocratie : 57% des Turcs, 51% des Egyptiens et 45% des Marocains approuvent cette opinion.
Ainsi, ces trois sociétés au sein desquelles la place de la religion est très importante diffèrent par l’emprise de la religion sur le politique et par le niveau de conservatisme social. Si la Turquie et le Maroc sont sensiblement plus sécularisées et libérales, l’Égypte se caractérise au contraire par son conservatisme et sa vision religieuse de la démocratie.
La victoire probable d’une mouvance islamiste hétérogène
Ainsi, la concordance des sondages préélectoraux et des études d’opinion peut nous faire penser que les partis islamistes sont en position de favoris.
C’est particulièrement le cas en Égypte, où les valeurs conservatrices et religieuses des habitants laissent imaginer une victoire des islamistes du Parti de la Justice et de la Liberté, qui s’appuierait comme lors du référendum de mai dernier sur les zones rurales et les petites villes au détriment des régions urbaines, touristiques ou coptes. Au Maroc, une victoire islamiste semble aussi à portée de main. Mais une coalition entre les partis nationalistes, socialistes et libéraux reste possible, surtout si le Makhzen craint de laisser le pouvoir au Parti de la Justice et du Développement. Toutefois, contrairement à la Tunisie et à l’Égypte, le PJD marocain n’est pas une force nouvelle qui symboliserait une véritable rupture.
Au final, on peut légitimement s’attendre à une victoire islamiste si les élections à venir sont bien libres et équitables. Toutefois, étant donné l’hétérogénéité des sociétés arabes et leur rapport plus ou moins distancié à la religion et au libéralisme culturel, les islamistes doivent impérativement s’adapter aux différents publics nationaux. Sans doute, un gouvernement islamiste en Tunisie ou au Maroc n’aurait pas grand-chose à voir avec un gouvernement des Frères musulmans en Égypte, tout comme l’AKP turc est bien éloigné du Hamas palestinien. Au final, si tous les pays en question sont demain dirigés par des formations islamistes, ils le seront à divers degrés. Et alors, islamisme ne voudra plus dire grand-chose.