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Thanksgiving: « Merci Donnant »

Publié le 25 novembre 2011 par Copeau @Contrepoints

Aux États-Unis, lors de Thanksgiving, ce que l’on célèbre est le bonheur d’être Américain et l’ « exceptionnalime » de cette nation.

Par Guy Sorman, depuis Sag Harbor, New York, États-Unis

Thanksgiving: « Merci Donnant »

La première Action de grâce, peinture de Jean Leon Gerome Ferris (1863-1930)

En 1621, des « pèlerins », parvenus au Massachussetts, célébrèrent leur première récolte : ils rendirent grâce à Dieu, Thanksgiving, d’avoir échappé aux guerres de religion pour gagner un Nouveau monde de liberté spirituelle et d’abondance. Aux prières et au repas participèrent les Indiens qui avaient enseigné aux colons comment cultiver le maïs et chasser la dinde. Voici pourquoi, hier, tous les Américains se sont retrouvés autour d’un repas pantagruélique et indigeste, à base de dinde, de maïs, d’énormément d’épices et très arrosé de whisky, de porto et de rhum. Depuis fort longtemps, cette fête nationale est devenue laïque : Art Buchwald, l’humoriste américain, longtemps basé à Paris, estimait que traduire Thanksgiving par Action de grâce rendait mal compte des ripailles du jour;  il décida de titrer une célèbre chronique sur le sujet par Merci Donnant. Cette chronique est, depuis 60 ans, publiée par le Herald Tribune, en ce jour.

Merci Donnant est  la véritable fête nationale aux États-Unis (et au Canada) à laquelle tous participent en famille en principe, ou entre amis : le seul jour de l’année où la vie économique est suspendue. Les différences religieuses, culturelles, ethniques, celles qui distinguent les derniers arrivés des immigrants historiques, tout cela pour une journée s’estompe. Ce que l’on célèbre  est le bonheur d’être Américain et l’ « exceptionnalime » de cette nation. Toutes les nations se sentent, à des degrés divers, singulières ou supérieures, mais seuls les Américains s’estiment « exceptionnels ». En douter, dans la vie publique en particulier, expose à des représailles : ainsi Obama est-il accusé par la droite extrême de douter de l’exceptionnalisme. Douter, c’est ne pas être tout à fait Américain.

Thanksgiving: « Merci Donnant »

Le repas, qui se situe en fin d’après-midi, mi-déjeuner mi-dîner, sans doute parce que la dinde exige six à huit heures de préparation, n’est plus le seul temps fort de Merci Donnant. Dans l’attente des agapes, on regarde le football (américain) à la télévision, sport national et exceptionnel lui aussi, dont les règles sont incompréhensibles pour les non Américains. Passé le football et la dinde, commence à minuit le troisième temps fort, ou troisième mi-temps de Merci Donnant : Vendredi noir. La plupart des magasins ouvrent à minuit, les grandes surfaces surtout, et proposent les prix les plus bas de l’année. Des foules s’agglutinent devant les portes des grands commerces vers onze heures du soir et à l’ouverture, prennent les rayons d’assaut, acquérant à prix cassés des monceaux de marchandises qu’en temps normal, ils n’auraient sans doute pas achetées du tout. Les boutiques de luxe n’échappent pas à cette frénésie des soldes, mais n’ouvrent le vendredi que vers six heures du matin. Une innovation: Lundi sera CyberMonday, soldes monstres sur internet.

Une fête qui fut religieuse et devenue païenne, le culte du corps sportif et la surconsommation définissent  la fête nationale et font l’être américain. Il est permis, toutefois, d’y participer avec une grande modération et même de ne pas y participer du tout : mais faire semblant de s’y joindre est une contrainte sociale assez incontournable.

La grande vertu de Merci Donnant est le refus de toute discrimination, à l’image du premier repas partagé avec les Indiens : en ce jour, les États-Unis sont exceptionnellement multiraciaux, tolérants, égalitaires. C’est aussi un jour de trêve puisque tout le reste de l’année, les Américains se demandent qui est Américain et qui ne l’est pas?

L’interrogation est aussi ancienne que les États-Unis eux-mêmes, constitués au cours des siècles par un va-et-vient constant entre inclusion et exclusion, accueil et refoulement. Le premier commentateur de la nation en formation, bien avant Alexis de Tocqueville, en 1782, St John de Crévecœur dans Lettres d’un fermier américain , s’extasiait de la formation d’un peuple nouveau, « l’homme américain »: il découvrait avec étonnement (lui était d’origine normande) qu’au Nouveau Monde, des Allemands épousaient des Britanniques et que des Suédois se mêlaient à des Irlandais. Le prophétisme que l’on reconnaît souvent à Crèvecœur (il fut le premier écrivain américain), excluait Noirs, Indiens et n’imaginait pas qu’Italiens, Juifs, Chinois, et Pakistanais… allaient suivre.

Qui est Américain, qui ne l’est pas, quand refermer la porte derrière soi est aux États-Unis (comme en Europe) une interrogation sans fin. Elle se retrouve en ce moment au cœur de la campagne électorale : les candidats Républicains se divisent sur la régularisation ou non de vingt millions (chiffre estimé) d’illégaux qui vivent aux États-Unis, généralement y travaillent, le plus souvent y payent leurs impôts et y scolarisent leurs enfants (eux se trouvent souvent Américains parce que nés aux États-Unis). Les grandes vagues de régularisation des immigrés illégaux coïncident (au contraire de l’Europe) avec des gouvernements de droite , sous Ronald Reagan en particulier, sensible aux besoins des entreprises en main d’œuvre pas trop onéreuse. Les gouvernements de gauche, tenus par les syndicats ouvriers, sont réticents à la régularisation par crainte de faire baisser les salaires.

Mais ce n’est pas dans ces termes de déterminisme économique que le débat public est posé et qu’il doit être réduit : il est plutôt question d’idéalisme et d’état de droit. Ronald Reagan n’était pas seulement au service des entreprises californiennes en quête de cueilleurs de fraises mexicaines : il croyait aussi en l’exceptionnalisme et au droit de tous de participer au rêve américain. Ceux qui à gauche et à droite sont hostiles à l’amnistie des illégaux craignent un affaiblissement de l’état de droit qui est constitutif de la société américaine : en dehors de Merci Donnant, le droit est, aux États-Unis, le seul lien social entre des peuples aux origines si diverses. Et derrière les grands principes, l’hostilité diffuse contre les immigrants illégaux se fonde sur l’expérience quotidienne dans les États-Unis. Ces immigrants sont nombreux : ils pèsent sur les services sociaux, les hôpitaux, les écoles – comme en Europe – sans nécessairement contribuer à leur financement. Les États-Unis, contrairement à la légende, sont dotés d’un État Providence qui éduque et soigne gratuitement tous les nécessiteux.

Cette société exceptionnelle, en temps de chômage et de dette publique insupportable,  finit donc par ressembler, banalement, à l’Europe. Avec une distinction cependant, essentielle : nul n’oserait aux États-Unis, en public du moins, s’opposer à l’immigration parce que l’autre est d’une couleur, d’une origine, d’une religion qui seraient inassimilables et corroderaient l’identité nationale. L’identité nationale aux États-Unis n’exige que de respecter le droit et de manger de la dinde au whisky, quelle que soit votre origine : en cela, l’exceptionnalisme américain est authentique.

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