Christian Oster, Rouler, L'Olivier

Publié le 25 novembre 2011 par Irigoyen
Christian Oster, Rouler, L'Olivier

Si vous connaissez bien l'œuvre de Christian Oster vous serez surpris de voir son nom associé aux éditions de l'Olivier. Ne vous méprenez pas : je ne cherche nullement à cantonner l'écrivain chez Minuit mais il se trouve que la maison fondée par Jérôme Lindon a publié quatorze – si j'ai bien compté - de ses romans dont Mon grand appartement, prix Goncourt 1999.

Dans ce nouvel opus dédié à Véronique B. - les connaisseurs reconnaîtront aisément son identité – le lecteur fait un bon bout de chemin en voiture avec Jean, le narrateur. L'itinéraire débute dans la « rieuse » localité de Riom, sise dans le département du Puy-de-Dôme dont elle est d'ailleurs la deuxième ville, juste derrière Clermont-Ferrand. Direction Brassac-les-Mines, toujours en Auvergne.

Bien sûr, moi, je n’étais jamais allé à Brassac-les-Mines, depuis que Simon s’y était installé, ni avant, je ne connaissais d’ailleurs personne qui connût Brassac-les-Mines à part Simon.

On comprend que le trajet sera tout sauf une promenade bucolique, anodine. Jean comme Simon sont des êtres empêchés. Il y a d'emblée dans ce roman l'affirmation d'une impossibilité. Chez Christian Oster cela n'est évidemment pas dit de façon aussi claire. L'entrave n'est pas évidente, elle se dévoile doucement avec tact.

Simon en réalité eût habité n’importe où ailleurs qu’il m’eût parlé de sa bibliothèque, de son problème de bibliothèque, car il avait un problème, un problème de classement, doublé d’un problème d’insertion. Je l’écoutais avec indulgence parce qu’ayant le même problème je m’en fichais un peu, je ne lisais plus tellement, je peinais depuis six mois sur une histoire des États-Unis.

Au point mort dans sa vie, Jean tente tout de même d'avancer mais le fossé ne cesse de se creuser entre lui et le monde extérieur. La voiture, moyen de transport individuel par excellence, est à la fois un lieu de confinement mental mais elle est aussi l'intermédiaire entre la vie qui défilekilomètre après kilomètre et le conducteur. Le véhicule fait écran.

Même par rapport au paysage, je gardais mes distances. Ou, plutôt, il y avait, entre lui et moi, une distance que je savais ne pas devoir franchir. Il était là, donc, je le mesurais du regard.

A chaque étape intermédiaire, correspond un événement, une référence à l'existence passée ou présente de Jean. Ce dernier a déjà passé Volvic quand il évoque son fils Marc. Murol et Blège sont derrière lui quand il rencontre un homme empêché, comme lui :

Je viens d’apprendre que je suis recalé au bac. (Il a fait un geste de la main.)

Christian Oster n'est sans doute pas le premier à avoir choisi la route pour en faire une image de l'existence. Mais il file cette métaphore avec beaucoup de légèreté. Ainsi, après la Bourboule :

Je passais sous des tunnels, longeais des vides dont je ne voyais pas le fond.

Plus tard viendront Bort-les-Orgues, Puy de Sancy, Champs-sur-Tarentaine-Marchal...

Ils avaient réussi à faire tenir le nom sur le panneau.

… puis Allanche. Saint-Flour, ou encore Alagnon.

En réalité, je crois que je commençais à me poser des questions, à perdre confiance, parce que je me souvenais que j’avais eu confiance en quelque chose, en partant. En tout cas, j’ai décidé de passer par Chaudes-Aigues puis d’obliquer sur Fournels, avant de traverser l’A75 pour des- cendre vers Mende.

Si la vie défile sous ses yeux, elle se rappelle aussi à ses oreilles. Jean reçoit sur son téléphone portable des appels de la conseillère à la banque. Or quand on y réfléchit bien, rouler c'est précisément ne pas subir d'entraves – allez, roule ! -. L'immobilisme né d'une avancée géographique combiné à un incessant retour au passé nourrit l'immobilisme du narrateur :

Il suffisait de refuser poliment. Au lieu de quoi j’ai montré mon hésitation, dans laquelle l’homme s’est engouffré.

Plus loin :

J'ai quitté Fournels dans un état mêlé où je me sentais à la fois fragile et déterminé. (…) j’ai fini par comprendre que ce n’était pas devant soi qu’il fallait regarder, mais sur les côtés, et à petite vitesse bien sûr.

Il arrive aussi que Jean s'arrête en chemin non pas dans sa réflexion mais sur la route. Un moment, il découvre une ruine et, plus loin, des habitations. C'est alors qu'il fait la connaissance d'un couple, dont vous ne serez pas surpris que la femme, Claire, soit aussi, à sa façon, un être empêché.

Claire se taisait avec décision tandis que j’étais sans cesse sur le point de dire quelque chose que je rejetais parce que ça me semblait inadapté à la situation.

je ne vais pas rentrer, a-t-elle repris en continuant de fixer la route, (...) j’aimerais que vous m’emmeniez quelque part. Où ça ? ai-je dit. Où vous voudrez, a-t-elle dit.

Je ne l’ai pas regardée, j’ai dit écoutez, vous n’avez qu’à choisir un village sur cette carte, sinon je ne vois pas. Alors, le premier, a-t-elle dit, et elle m’a montré Saint-Chély-d’Apcher. D’accord, ai-je dit. Allons-y.

En point d'orgue de ce court dialogue une interrogation illustre bien les difficultés rencontrées par Jean d'avancer, physiquement et bien sûr mentalement.

Est-ce que je peux quand même débrayer ?

La rencontre avec Claire est passionnante en tant qu'elle illustre aussi la difficulté du rapport. Il me semble que ce dernier terme peut, là encore, avoir plusieurs sens : rapport au sens de relation ou bien le rapport de transmission d'une boîte de vitesse. La preuve :

Au bout d’un moment – une heure, quand même –, j’ai décidé que je n’étais pas obligé de l’attendre. Je suis retourné à la voiture. Elle ne m’attendait pas devant. Je me suis mis au volant avec ma cheville et j’ai démarré.

Je me suis senti libre. Sauf en ce qui concernait son caddie, que j’étais en train d’emporter. Je me suis dit que j’aurais dû le lui laisser près du banc, mais, même s’il n’y avait pas grand-chose dedans, j’ai craint qu’on ne le lui vole. J’ai continué à rouler avec son caddie dans le coffre. À la sortie de la ville, j’ai eu des remords. J’ai fait demi-tour et je suis revenu dans le quartier où je m’étais garé. J’ai retrouvé le banc. Elle y était assise. Elle avait l’air tendue. Je lui ai dit qu’est-ce que vous avez fichu ? Vous avez déjeuné ?

A Arles, magnifique commune des Bouches-du-Rhône qui a inspiré à Alphonse Daudet un personnage que l'on attend et qui ne vient jamais – l'Arlésienne -, Jean croise le chemin d'un homme qu'il connut autrefois :

quelqu’un que je retrouvais après quarante ans, ça me paraissait même invraisemblable. Pourtant j’avais, j’étais bien obligé de l’admettre, toutes les raisons de lui en vouloir, il effaçait la ville, les gens, il resurgissait de façon obscène, avec tout ce passé sur la figure. Or je voulais être seul, avec du temps devant moi et le moins possible derrière. J’ai quand même répondu eh oui, comme tu dis, un peu gêné par mon tutoiement, tout en continuant de chercher son nom. Il s’en est aperçu. Malebranche, a-t-il dit, Fred Malebranche.

Le lecteur ne comprendra que très tardivement la raison pour laquelle le narrateur a pris la route. Celui-ci s'arrête un moment dans ce qui ressemble à une maison d'hôtes. Parmi les « pensionnaires » pourrait-on dire, il y a un certain André Ségustat qui pourrait être un Jean immobile.

il m’a répondu qu’il venait depuis dix ans, chaque année, en juillet, parce qu’il s’était habitué et qu’il avait appris à se débrouiller tant dans la maison que dans le parc, maintenant, où il avait ses repères. J’ai fugitivement pensé à la clairière. Quels repères ? ai-je demandé franchement. Je me tiens le plus souvent sous la charmille, a-t-il dit. Elle est moche mais je m’y sens bien. Et je marche dans l’allée de gauche jusqu’au mur et retour. Parfois, je vais dans les vignes, après Mouriès. Ou encore je prends ma voiture et je roule. Et vous ?

Tout semble opposer les deux hommes et pourtant, très rapidement, un dialogue s'instaure entre eux, comme si chacun comprenait mieux que quiconque le fonctionnement de l'autre, sa philosophie.

Ségustat a hoché la tête. Et alors vous roulez, a-t-il fini par dire. Plus maintenant, ai-je dit. Maintenant, c’est différent. Je ne sais pas quoi faire quand j’arriverai sur la côte. Prenez un bateau, m’a dit Ségustat.

Le Jean « fuyant » va évoluer. Il s'agit moins d'une métamorphose que d'une évolution. On sent bien que le narrateur va désormais ralentir le mouvement jusqu'à couper un moment son moteur. Les êtres qu'il voyait furtivement au volant de sa voiture apparaissent alors dans leur entièreté, dans leur (im)mobilité.

Besoin de personne, sans doute, mais de gens qui soient là, circulent, habitent le monde.

Plus loin :

On a continué d’avancer lentement, et de nouveau j’ai pensé à la vieillesse et au fait qu’avec l’âge cependant que la mort se rapproche toute chose s’allonge, chaque pas, comme s’il en restait plein, du temps, et je me suis dit que je composais lâchement avec la lenteur.

En cent-soixante-seize pages Christian Oster questionne, avec une aisance déconcertante la fuite de soi, que l'on trouvait d'ailleurs Dans la cathédrale dont est extraite cette citation qui continue de me hanter : C'était un flottement, donc, qui sans être absolument inconfortable me donnait comme le regret d'un poids que je n'arrivais pas à prendre, ou de contours dont j'échouais à me cerner.

Cerner, c'est délimiter.

Il faut sans doute atteindre cette extrémité pour revenir à soi.

Et voici l'interview que m'a accordée Christian Oster.