Comment penser aujourd'hui la relation franco-américaine ? J'ai le sentiment d'un éloignement, malgré les tentatives de rapprochement. On est en tout cas bien loin de la politique d'indépendance entre les deux blocs, définie par De Gaulle. Aujourd'hui, il se passe autre chose. On a définitvement quitté le 21ème siècle.
La relation franco-américaine n’est pas simplement bilatérale, et la particularité française s’insère dans une relation transatlantique liant l’Amérique à l’Europe : cela date de l’après-guerre, avec la participation au plan Marshall puis à l’Alliance atlantique. Mais si les choses ont été assez simples au cours de la guerre froide, pendant laquelle la posture d’indépendance permettait de trouver un « juste milieu » entre les deux blocs, les choses ont évolué après la chute de l’URSS. Les nombreuses crises ont souvent été l’occasion de différences d’approche, avec des divergences qui sont allées se creusant.
L’éclatement de l’ex-Yougoslavie et la question de l’intervention en Bosnie furent une première entaille : en effet, de 1991 à 1995, la France a déploré la passivité américaine et son refus d’intervenir. Les choses se sont conclues finalement par un engagement de l’OTAN en 1995 à la suite des accords de Dayton : mais ceux-ci gelaient finalement un découpage acquis sur le terrain par les différentes forces en présence (serbes, croates ou musulmanes) et l’opération de l’OTAN n’avait en fait qu’à constater un état stabilisé, non à l’imposer. A vaincre sans péril…. Toutefois, les crispations et les ressentiments de la France (et aussi, sotto voce, de la Grande-Bretagne) envers l’allié américain avaient été une réalité.
En 1999, au moment du Kossovo, le ressentiment s’inversa puisque ce furent les Américains qui le portèrent : en effet, ils imposèrent une ligne très interventionniste, utilisèrent l’OTAN pour bombarder la Serbie malgré les réticences des alliés et notamment des Français, qui conservèrent tout du long une capacité d’appréciation politique et d’utilisation de leurs moyens militaires. Les Américains découvrirent alors que l’OTAN n’était pas aussi efficace qu’ils le croyaient, et que les alliés indociles (particulièrement les Français) étaient finalement bien gênants : ceci explique leur comportement ultérieur et leur défiance envers les Européens.
La France libérant l'Amérique (source)Ainsi, dès septembre 2001, juste après les attentats, le secrétaire américain à la défense D. Rumsfeld déclare que « c’est la mission qui fait la coalition » : cela signifie qu’ils ne sont plus liés par les structures habituelles et qu’ils chercheront des coalitions de volontaires. La question se pose deux ans plus tard, au moment de l’Irak en 2003 : les justifications hasardeuses des Américains se heurtent à la farouche opposition française, qui réussit à entraîner l’Allemagne : si à l’époque on perçoit surtout la division des Européens (vieille Europe contre jeune Europe), il faut surtout comprendre le creusement d’un différend transatlantique dont la France est une actrice majeure. C’est pourquoi la période suivante est consacrée à renouer les fils, prudemment sous la présidence Chirac qui apporte un soutien mesuré en Afghanistan, de façon plus prononcée sous la présidence Sarkozy.
Au fond, ce rapprochement tire parti de la nouvelle impuissance américaine (Olivier Zajec) : si on avait craint un moment l’hyperpuissance, si on avait réagi à l’agression du 11 septembre avec solidarité mais sans verser dans l’excès, les déboires militaires et économiques américains relativisaient la domination d’outre-Atlantique. Le rapprochement redevenait possible. Mais était-il souhaité ? quand N. Sarkozy affichait une ligne pro-américaine, B. Obama (élu simultanément) démontrait un tropisme moins pro-européen : en fait, les deux parties procédaient au même mouvement vers l’ouest, les Français vers l’Atlantique, les Américains vers le Pacifique, sans combler le fossé. Et les dirigeants américains (Robert Gates, Leon Panetta) ne cessent de dénoncer le découplage militaire entre les Etats-Unis et l’Europe, même s’ils reconnaissaient quelques vertus à la France et au Royaume-Uni.
Il y a donc une distance mutuelle qui s’installe entre les deux pays. On utilisait autrefois le verbe « se déprendre » pour désigner la fatigue des sentiments. C’est un peu l’impression donnée aujourd’hui par la relation franco-américaine : celle de deux pays qui se déprennent l’un de l’autre, comme s’ils n’avaient même plus envie de se chamailler, comme s’ils n’étaient plus essentiels l’un à l’autre.
O. Kempf